Le paradoxe est plutôt piquant : alors que Sterling Hayden nous propose ses copieux mémoires (plus de 500 pages tout de même), il n’évoque qu’à de très rares occasions son métier d’acteur et le monde du cinéma. Certes, au moment où sort la première édition de Wanderer en 1963, il n’a pas encore tourné dans Docteur Folamour ni avec Altman, Coppola ou Bertolucci mais il a déjà derrière lui une filmographie assez dense et rencontré de grands noms du septième art : John Huston, Douglas Sirk, Nicholas Ray ou Stanley Kubrick. Mais la vérité est qu’Hayden détestait Hollywood et qu’il ne s’est jamais senti réellement acteur :
« Pourquoi n’as-tu jamais écrit ? Pourquoi as-tu préféré t’humilier en te faisant passer pour un acteur de cinéma ? Qu’est-ce qui t’a poussé à exercer si longtemps cette activité que tu prétendais détester avec tant de véhémence ? L’aimais-tu en secret ? Les gros salaires, la grosse baraque et la grande vie valaient-ils finalement plus que l’aura dont tu te nimbais pour que tout le monde la voit bien ? »
Sterling Hayden fut avant tout un enfant de la mer, un passionné de navigation qui fit tout pour reprendre régulièrement les voiles et retrouver une certaine forme de liberté sur les flots. Lorsqu’il entreprend ces mémoires, il se bat devant les tribunaux pour avoir la garde de ses enfants. La situation est compliquée et, bravant la justice, l’acteur-navigateur décide alors de prendre le large avec ses petits et un équipage jeune et relativement inexpérimenté. Le but du voyage : Tahiti.
A partir de ce trajet, Hayden se laisse gagner par les réminiscences de son enfance et de sa jeunesse. Son père travaillait dans la presse, vendant des espaces publicitaires pour le World, un journal de New-York. Il décède alors que le petit Sterling n’a que neuf ans et sa mère se remarie à James Hayden qui lui donnera son nom. Ce beau-père aux activités mystérieuses (il cherche à faire des « affaires ») embarque toute la famille sur les routes, en quête perpétuelle d’argent. Il faut dire que le krach boursier est passé par là et que les États-Unis sont en pleine dépression. C’est au cours de ces périples que le jeune Sterling va prendre goût à la mer et aux horizons lointains. Très jeune, il va tenter de se faire embaucher sur des voiliers et peu à peu, il va parvenir à atteindre son objectif. Effectuant diverses tâches, il gravit peu à peu les échelons pour devenir second et finir par entreprendre, en tant que capitaine, une traversée jusqu’à Tahiti. Toute cette longue première partie du livre décrit avec une vraie puissance introspective le caractère d’Hayden : son rejet viscéral de la société et d’une vie « tranquille », son goût du risque et de l’aventure, sa révolte individuelle contre un modèle social qui ne lui convient guère… Grand lecteur, le comédien s’inscrit dans la lignée d’un Thoreau appelant à la désobéissance civile et au retour à une vie plus authentique. Cette vie, il en perçoit les reflets sur les flots, en dépit des dangers qu’il encourt parfois – et la manière dont il relate les déboires d’un voilier dans une tempête reste impressionnante-.
Mais à de nombreux moments de son existence, ses projets se heurtent au mur de la réalité et à de nombreuses difficultés financières. Dans la mesure où il bénéficie d’un physique avantageux et que sa jeunesse de capitaine menant un bateau jusqu’à Tahiti lui a valu une certaine renommée médiatique, ses complices lui recommandent de tenter sa chance à Hollywood. Il faut alors attendre la page 300 de l’ouvrage pour qu’enfin Hayden se mette à parler de son métier d’acteur (à quelques souvenirs et allusions près, notamment lorsqu’il évoque un trac qui faillit lui faire quitter une représentation en direct à la télévision alors qu’il travaillait sous la direction de Frankenheimer).
S’il tient assez vite la vedette, le comédien n’est jamais dupe de ce qu’on le fait jouer. Le récit de ses premiers essais est assez drôle car Hayden se trouve épouvantable et a conscience qu’on l’engage non pas pour son talent mais pour l’image qu’il renvoie. Mais d’une certaine manière, son rapport au cinéma traduit aussi ce qui le caractérise plus généralement : une forme de syndrome de l’imposteur. Jamais, en effet, il ne se sent « acteur » et il évoque sa filmographie comme une sorte de gros fourre-tout sans intérêt où se mêlent rôles de cow-boys, d’aventuriers, de séducteurs au grand cœur dans un tas de séries B interchangeables. Pas un mot sur Johnny Guitar de Ray ou sur L’Ultime Razzia de Kubrick. Une seule exception : sa rencontre avec John Huston (un cinéaste qui lui paraît partager ses vues sur le monde et la société comme elle ne va pas) et le rôle qu’il parvint à décrocher dans Quand la ville dort. Mais là encore, Sterling Hayden ne s’appesantit pas.
Ce sentiment d’être un imposteur le gagne également lorsqu’il est en mer, lorsqu’il touche à la politique ou qu’il devient un « père idéal » pour pouvoir avoir la garde de ses enfants. Ce qu’il est vraiment, il dit ne l’avoir ressenti que pendant la guerre lorsqu’il s’engagea pour combattre le nazisme, notamment en fournissant des armes aux partisans de Tito en Yougoslavie. Son intérêt ponctuel pour les penseurs socialistes et le rêve d’une Révolution l’amènent à s’inscrire au parti communiste, même s’il rend sa carte très rapidement. Mais craignant que cet engagement lui vaille des ennuis pour sa carrière, il témoignera devant la sinistre commission des activités antiaméricaines, tout en le regrettant immédiatement et n’échappant pas à la « liste noire ».
Cette façon de se tenir toujours hors d’un monde auquel il se sent inadapté rend ce témoignage précieux. Pour Hayden, qui suivra pendant de nombreuses années une psychanalyse, Wanderer apparaît parfois comme une forme d’exorcisme et un moyen de formuler ses doutes, ses fragilités comme sa vision du monde. Outre l’intérêt historique de l’ouvrage qui permet de nous replonger dans l’histoire chaotique du 20ème siècle, il faut souligner la puissance d’évocation de l’écriture d’Hayden (Julien Guérif, qui en propose une nouvelle traduction, a su en traduire la musique) qui le propulse à des coudées au-dessus des mémoires anecdotiques de nombreux acteurs.
Si Sterling Hayden ne se considérait pas comme un acteur, on peut affirmer qu’il fut bel et bien un écrivain.
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Wanderer (1963) de Sterling Heyden
Traduction : Julien Guérif
Préface : James Ellroy
Marest éditeur, 2024
ISBN : 979-10-96535-67-5
526 pages – 30 €
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