Bien souvent, les récits historiques se limitent à la description d’événements bouleversant le cours des choses. L’agencement des faits et leurs conséquences sont relatés afin d’appréhender les finalités de l’Histoire. Cette approche se résume à une chronologie où l’objectivité évite la complexité des choses. Saisir dans des moments de turbulences historiques, la part d’altération des individualités n’est pas une simple gageure. Elle témoigne d’une approche alternative en adéquation avec l’époque. L’écrivaine biélorusse, Svetlana Alexievitch en a fait son credo. « L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge ». Son œuvre porte le témoignage de de ses hommes et de ses femmes traversant les tragédies des pays de l’est de l’Europe. Que ce soit les victimes de la catastrophe de Tchernobyl ou les proches des suicidés des années 1990 après la chute de l’Urss, elle retranscrit les émotions de ces gens ordinaires frappés par la douleur.
Avec son dernier livre, La Fin de l’homme rouge, son ambition est d’une toute autre ampleur. En effet, elle n’est pas seulement rapporteuse d’un événement parmi d’autres. Elle décortique l’ontologie de l’Homo-sovietucus. Elle restitue la dignité de ces individus, témoin ou acteur, victimes ou bourreaux, d’une Russie maudite par le folie des hommes. Par son écoute, son attention, elle libère la parole des oubliés. Elle analyse l’Histoire avec les fragments de ces vies humaines. En interrogeant la mémoire, elle redonne du souffle au passé, de la Russie.
La transition d’un pays, passé du joug soviétique à un capitalisme débridé, a impacté le quotidien de ses habitants. L’amorce du libéralisme a rempli les magasins des fastes de l’Occident. Il a liberé la parole et les opinions. Mais, il a aspiré, également, la foi dans un absolu pour des millions de personnes. Cette croyance avait conduit au sacrifice d’un peuple durant la guerre Patriotique et avait enrayé la machine de guerre allemande de manière irréversible. Elle avait, également, encouragé les plus bas instincts de l’homme ; la trahison entre voisins, collègues de boulot…
Un des témoins, au crépuscule de sa vie, se souvient avoir indiqué la cache de blé de son oncle à un détachement de l’Armée rouge. « Lui, on l’a retrouvé dans la foret, les soldats l’avaient découpé en morceaux avec leurs sabres. J’avais quinze ans. L’Armée rouge avait faim. Lénine aussi… Je n’osais plus sortir dans la rue. Je restais enfermé dans la maison, à pleurer. Ma mère avait deviné. Une nuit , elle m’a donné un baluchon et m’a dit : « Va-t’en, mon fils. Que Dieu te pardonne, pauvre enfant! » Je veux mourir communiste. C’est mon dernier souhait …»
Contrairement au quatrième de couverture, plutôt engagé, les confessions recueillies ne souffrent pas d’une quelconque subjectivité. La parole s’affranchit de l’opinion de l’auteure. Les témoignages, singuliers, s’assemblent pour former un écrit polyphonique dont le fil directeur reste le traumatisme produit par l’effondrement de l’empire soviétique. L’auteure a voulu diviser le texte en deux parties ; dans l’une elle constate la fin d’une époque et son cortège de nostalgie pour les survivants. Dans l’autre, elle s’intéresse à ces êtres nés dans les années 80-90, dépourvus de transcendance et frappés par la désespérance sociale. L’écriture semble refléter fidèlement les voix des témoins. Les silences ou les pleurs sont ainsi fidèlement retranscrits. L’émotion est palpable sous la plume de Svetlana Alexievitch. Il en est ainsi lorsqu’elle rencontre une vieille dame dont le voisin, rescapé de la guerre, vient de s’immoler dans son jardin. Ou encore cette mère de famille dont le fils s’est suicidé. « Nous parlons tout le temps de la souffrance…C’est notre voie à nous vers la connaissance. Les Occidentaux nous paraissent naïfs parce qu’ils ne souffrent pas comme nous, ils ont des médicaments pour le moindre petit bouton. Alors que nous, nous avons connu les camps, nous avons recouvert la terre de nos cadavres pendant la guerre, nous avons ramassé du combustible atomique à mains nues à Tchernobyl. Et maintenant, nous nous retrouvons sur les décombres du socialisme. Comme après la guerre. Nous sommes coriaces, de vrais durs… Et nous avons notre langage à nous…Le langage de la souffrance. »
Elle mentionne également les souffrances liées à l’émergence de ce monde nouveau. « Quand l’état disparaît apparaissent les mafias et les clergés » constate Régis Debray. C’est notamment le cas pour cette mère et sa fille qui se voit expulsées de leur domicile par des hommes en armes. La résurgence du communautarisme a également vu l’émergence de conflits ethniques larvés. « Avant, nous étions tous des soviétiques, mais maintenant, nous avons une nouvelle nationalité, nous sommes des individus de nationalité caucasienne. »
Svetlana Alexievitch livre un récit particulièrement tragique de ces êtres frappés, le plus souvent, par la douleur. A travers son écoute, elle redonne vie à la beauté de l’âme de ces individus qui malgré les circonstances gardent en eux une part d’humanité inaltérable. Elle permet à ces hommes et ces femmes de concevoir un espoir, si proche et si loin à la fois.
La Fin de l’homme rouge ou le temps du desenchantement.
un livre de Svetlana Alexievitch
Editions Actes Sud.
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