« Je vivrai aussi longtemps que possible, et entre-temps je ferai ce que je dois faire.
C’est ça que font les bêtes.
Survivre.
C’est ce que font les bêtes qui n’ont jamais été des bêtes.
Subir. »
Tout ne va pas vraiment pour le mieux dans le meilleur des mondes, pour le soldat Broussard : âme errante dans la nuit de Bangkok, il joue les gros bras pour des mafieux et se shoote à qui mieux mieux pour essayer de fuir le cauchemar de son être, un Molosse noir grattant l’intérieur de son crâne et de ses appartements, quand ce n’est pas l’eau du Fleuve qui remonte en menaçant sans cesse de l’engloutir avec ses fantômes, ceux de son frère mort comme ceux d’une guerre à laquelle il n’aurait jamais dû participer, comme la nation américaine toute entière.
C’est que son silence résonne d’un secret noir qui grille autant ses neurones qu’il explose le récit de ce Je suis le Fleuve de T.E. Grau, basé sur des faits réels (l’opération Wandering Soul, à ne pas googler avant lecture), sorti il y a peu aux éditions Sonatine.
Une mission sous les radars, la barbouzerie psychologique d’un homme, Augustus Chapel, qui les emporta lui et quelques autres hommes de l’autre côté de la frontière du conflit vietnamien en plein Laos, pour tenter une énigmatique manipulation ayant pour but de détruire psychologiquement l’ennemi :
« Voyez la fabrique des cauchemars, messieurs. Vous faites désormais tous partis de l’opération Algernon. » (p.107)
Pourquoi personne à part lui n’en est revenu vivant ? Pourquoi n’y a-t-il aucune trace dans les dossiers médicaux ou militaires ? Quel est-il ce Molosse que les jeunes enfants des rues dénoncent comme le « Furieux » et qu’il ne parvient pas à fuir, sans parvenir à vouloir mourir ? Pourquoi le consulte-t-on comme un chaman au cœur de la nuit ?
Tu ne crois pas que j’ai souffert chaque seconde de ma vie, depuis? Les morts ont le beau rôle. Ils se contentent de disparaître dans le néant. Ce sont les vivants qui écopent de toute la souffrance.
- Les mâchoires désarticulées des fantômes
Récit d’une errance mentale, Je suis le fleuve enchaine alors, tout au long de ses 250 pages tendues et cauchemardesques, les chapitres comme autant de fragments difformes. De paragraphes en paragraphes, d’expériences en beuveries, les éléments reviennent peu à peu, comme les souvenirs. Ils jaillissent en mots épars et font peu à peu sens, cherchant à dire, comme les os d’une mâchoire déboitée.
On y retrouve la prose enfiévrée qui, depuis des décennies, vient nourrir l’imaginaire désespéré des récits du bourbier vietnamien : ennemi invisible, guerre sans but et soldats errants, jungle emprisonnant jusqu’à la folie et pourrissant les membres et le cerveau dans l’humidité, sacrifiant une génération qui ne parviendra jamais vraiment à en revenir.
Ces temps-ci, je tuerai n’importe qui, peu importe sa couleur de peau. Voilà ce que Molosse Noir m’a fait. Voila comment il m’a eu. C’est lui mon vrai patron, ce misérable clebs cosmique, et non pas le général fantoche, qui n’est qu’un rouage dans la Grande Machine. C’est Molosse Noir qui a fait de moi la bête qu’il était auparavant et voulait peut-être encore être avant de se métamorphoser en autre chose. Des échos d’une vie passée, abandonnée après la métamorphose. Jalousie et et désir, tout cela en même temps. […]Putain, je sais que dalle, si ce n’est qu’une section d’insectes rampe à l’intérieur de ma peau, j’ai le sentiment atroce que je pourrais m’endormir debout et me retrouver ensuite face à Molosse Noir dans la rue, complètement à découvert, avec plein de tunnels sous mes pieds. (p.71)
- Errance et baroque poétique de la violence
Mais, contrairement à ce que laisse penser la quatrième de couverture, ce n’est pas tant seulement au Apocalypse Now de Coppola auquel on songe, référence évidente (mission secrète, franc-tireur à la limite d’un Dieu sans ciel, qu’il soit Kurtz ou Chapel, flux de pensée et guerre bien plus intime que de combat et séquences baroques), qu’au Voyage au bout de l’enfer de Cimino, son pendant hanté et désespéré.
Je suis le fleuve, c’est le récit autobiographique du personnage de Nick, interprété dans le film par Christopher Walken, ectoplasme errant dans les limbes des tripots, et que Mike (Robert de Niro) viendra retrouver les yeux fous et la cervelle grillée. C’est le récit du hiatus de silence qui a brisé son esprit.
Je fends cette foule, les pieds me portent comme les pattes d’une mouche vers de la chair avariée. Il fallait que je sorte de la grotte. L’eau. Le sommeil est plus fort dans une chambre vide. La folie aussi, et Molosse Noir aussi. Il n’oserait pas me toucher en public. Ou en tout cas il ne l’a encore jamais fait. Les choses peuvent changer avec le temps, et elles changent. Le trou béant dans mon mur en a été la preuve.
Le sol était trempé quand je suis parti, et j’avais besoin d’être sur la terre ferme. (pp. 119-120)
Du baroque de Coppola au désespoir de Cimino : en résulte un récit qui, s’il ne parvient jamais réellement à exploser ses deux figures tutélaires et reste dans les tropes classiques du récit vietnamien, trace un fil tendu et cauchemardesque entre errance intime, chamanique et psychologique (la rédemption impossible, les séquences folles dans des immeubles abandonnés) et guerre hallucinée.
Il faut lire d’une traite ce poème brûlant (traduit sous nos latitudes par Nicolas Richard), ne pas parvenir à lâcher ses rebonds pour mieux ressentir toute la spirale tendue qui s’y met en place, entre la violence et les souvenirs, la violence des souvenirs. Sentir le récit y boiter, rampant de l’ « objectivité » des chapitres de la mission aux visions hallucinées de l’être vide aujourd’hui, en quête d’une rédemption impossible sur ce qui est arrivé, là-bas, dans la jungle, sur ce qu’il y a laissé et sur ce qu’il en a emporté, le fantôme en lui.
Dans son meilleur, on songe aux tourments spectraux d’un Burroughs ou aux errances d’un Lowry, à la fièvre d’un Mailer : un récit poisseux, d’où surgissent des songes malodorants. Roman habité et brûlant, boueux, Je suis le fleuve dissèque avec soin et violence le limon d’une âme : laissons-nous charrier, de mots et de flammes.
Editions Sonatine, 288 pages, 20 euros. En librairie.
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