Révélé sur la scène du cinéma mondial dès son deuxième film, Memento (2000), le Britannique Christopher Nolan migre vers Hollywood dans la foulée pour réaliser Insomnia (2002) avant de se hisser aux sommets du box-office six ans plus tard, avec le triomphe du deuxième volet de sa trilogie Batman : The Dark Knight (2008). Ascension éclair, en moins de vingt ans il passe du statut de jeune espoir du cinéma indépendant à celui de cinéaste parmi les plus puissants du monde. Ce qui rend Christopher Nolan si atypique dans le paysage cinématographique, tient notamment à la position enviable – unique à l’heure actuelle ? – dont il bénéficie dans l’industrie hollywoodienne, : celle d’un auteur en capacité de monter des projets originaux sur son seul nom et attirer les foules, comme en témoignent les succès importants d’Inception, Interstellar ou encore le récent Dunkerque. Porté aux nues par une horde de fans attendant chaque nouveau film comme une sorte de bouleversement cinématographique incontestable au point de polariser le débat dans l’excès inverse pour ses détracteurs, n’y voyant pour faire simple qu’esbroufe et emphase : depuis plus de dix ans maintenant le cas Nolan, divise, fascine, irrite, passionne, intrigue…. Si l’on prend les faits de manière moins passionnée, plus raisonnable, disons qu’en une dizaine de longs-métrages au compteur, Nolan est devenu un nom incontournable, incarnant plusieurs promesses, celle d’un cinéma à grand spectacle à contre-courant des tendances du moment, quand il ne les précède pas – il y a un avant et un après Dark Knight dans le cinéma de super-héros, Le Prestige dans le registre du film d’illusionniste anticipe le succès du nullissime Insaisissables quelques années plus tard,…- celle d’un cinéma à la fois intimiste et spectaculaire, complexe et accessible au plus grand nombre, celle de concepts retors et stimulants pour les uns, épuisants et surfaits pour les autres… Ainsi pour bien des raisons il était légitime d’attendre que son travail soit passé au crible, qu’un ouvrage lui soit consacré. Timothée Gérardin, fondateur du blog cinéphile Fenêtres sur cour, s’attelle à cette tâche en signant le premier essai francophone sur le sujet, Christopher Nolan, La Possibilité d’un Monde, édité chez Playlist Society, à qui l’on doit déjà d’excellents essais sur Terrence Malick, Michael Mann, Paul Verhoeven ou plus récemment J.J Abrams.
Que reste-t-il du monde dans l’expérience proposée au spectateur ?
Cette interrogation ponctuant le prologue, annoncée comme la question à laquelle répondent chacun des films de Christopher Nolan, sert de base à un essai articulé ensuite en trois grandes parties : Le Labyrinthe des subjectivités / Le Maître des illusions / Humains après tout. Dès les premières lignes, à l’aide d’une écriture limpide et d’une parfaite connaissance de son sujet, Timothée Gérardin tranche avec les débats rébarbatifs qui ont tendance à polluer les discussions sur Nolan, pour proposer une approche personnelle qui ne manque pas de pertinence. On plonge avec un plaisir non négligeable dans les profondeurs d’une œuvre fondée sur une multiplicité de paradoxes fascinants. Cinéaste indépendant et en plein cœur du système, adepte avéré de nouvelles technologies – il a contribué à donner ses lettres de noblesse au format Imax – et fervent défenseur du tournage en pellicule, cinéma partagé entre une approche physique, sensorielle et une autre beaucoup plus cérébrale, où les notions d’objectivités et subjectivités se confondent (en premier lieu chez les héros), les univers crées par Christopher Nolan sont régis par des règles à la fois instaurées et subies par les personnages… La vérité de ses films est dissimulée quelque part dans les interstices de ces grands écarts définissant alors une identité propre. De Following à Dunkerque, qu’est-ce qui a fondamentalement changé sinon l’échelle budgétaire à laquelle le cinéaste officie ? Exemples à l’appui, l’auteur met en avant à quel point on retrouve de films en films le même soin minimaliste, la même attention accordée aux détails – l’importance des objets, des sons,…- à la seule différence que cela se mettra progressivement au service d’un spectacle plus « monumental ». Paradoxe, s’il en est un, la principale évolution vient de la façon même de réfléchir intrinsèquement la mise en scène, passée d’une forme « l’horizontalité » caractérisant Following, Memento, et Insomnia, soit des films pensés directement en prolongement du regard subjectif de leurs protagonistes à une forme de verticalité à partir des films suivants, qui commence avec Batman Begins. « Why do we fall ? » s’interroge Bruce Wayne dans le premier volet de la trilogie, l’idée omniprésente de chute et d’ascension qui la traverse, indique explicitement cette bascule qui prendra toute son ampleur lorsque Nolan commencera à s’approprier le format Imax, lequel pour faire bref agrandit l’image « verticalement ». Les exemples de plans illustrant cette mue ne manquent pas : Batman scrutant Gotham du haut d’un building dans The Dark Knight, Paris se retournant littéralement sur elle-même sous l’œil captivé d’Ariane (Ellen Page dans Inception), ou plus récemment la construction et l’alternance entre trois échelles verticales de Dunkerque : terre, mer, airs. Cinéaste de la maîtrise quitte à flirter avec une forme de rigidité, on trouve particulièrement savoureuse la lecture qui est faite du Joker de Dark Knight, campé par l’hallucinant et regretté Heath Ledger. « Avec son fameux « Why so Serious ? » c’est la gravité et la noirceur de l’univers de Batman façon Nolan qui sont moquées. […] Le Joker semble prendre le contrôle de la mise en scène dans The Dark Knight. […] Tout se passe comme si le Joker détournait le montage parallèle de Nolan pour transformer le jeu d’interdépendance en une suite d’alternatives absurdes. Le prestidigitateur, le maître de l’illusion, c’est lui. Et sa grande force consiste à révéler les faiblesses de son adversaire, son sérieux, mais surtout, son obsession du sens et de l’ordre, y compris en termes de réalisation. » On se demande comme une évidence après lecture si ce n’est précisément pas pour ce vent de folie insufflé dans l’univers Nolanien que l’on – l’auteur de ces lignes en tout cas – considère The Dark Knight comme le meilleur blockbuster du cinéaste voire tout simplement son meilleur film ?
Humain après tout ?
La plus grande force de cet ouvrage réside dans le choix de son fil conducteur, à savoir la dimension humaine du cinéma de Nolan. Cet angle est autant une réponse à une critique régulièrement adressé au cinéaste – celle de développer des mécaniques froides mettant en scène des personnages dénués d’émotions, de sentiments – qu’un moyen, sans par ailleurs négliger les aspects les plus évidents – goût de la manipulation et de l’illusion, rôle primordial du montage dans l’écriture formelle : immersif, logique et chronologique, multiplication des points de vue – d’amener l’analyse sur un terrain encore assez vierge d’interprétations. Depuis son court-métrage Doodlebug, Christopher Nolan s’attarde à filmer des personnages prisonniers de leur passé et de leur propre perception : du héros amnésique de Memento, au super-héros traumatisé par la mort de ses parents dans la trilogie Batman en passant par le héros d’Inception condamné à rechercher son épouse défunte dans les profondeurs de ses rêves ou encore l’ancien pilote d’Interstellar voyageant à travers l’espace-temps… Ces personnages, ces héros cherchent leur place au sein des mondes façonnés par le réalisateur, ce « sont des sédentaires contrariés, qui, toujours en attente d’un endroit où s’établir habitent en attendant des lieux impersonnels et transitoires. […] L’idée fixe des personnages est de trouver une maison ou du moins un lieu hospitalier ». Dans les dernières pages, Timothée Gérardin scrute directement la façon dont Nolan aborde le « sentiment » en mettant en lumière une veine « mélodramatique qui irrigue discrètement des œuvres comme Memento, Le Prestige, Inception et Interstellar. Quatre films qui ont en commun de mettre en scène des hommes touchés par le deuil ». L’auteur s’appuie ensuite sur l’exemple d’Interstellar pour lequel il cite aussi bien le Douglas Sirk du Mirage de la Vie que le Vincente Minnelli du Chant du Missouri afin de mettre en avant les motifs du mélodrame classique qu’empruntent le réalisateur avant d’inciter à reconsidérer les films précédents, lesquels selon lui « décrivent toujours concrètement, avec une patience certaine, l’impact émotionnel des situations dans lesquels sont plongés les personnages. » Et si fasciné ou irrité par ces structures complexes, nous ne nous étions pas tout simplement refusé à cette dimension humaine et sentimentale ?
Complet et synthétique, passionné et passionnant, Christopher Nolan, La Possibilité d’un Monde, a tout pour s’imposer comme un ouvrage référence, à la fois par sa propension à nourrir l’œuvre du cinéaste à de nouvelles pistes d’analyses que le désir irrépressible en fin de lecture de « vérifier », de creuser ces pistes en revisionnant un à un les dix longs-métrages évoqués au cours de ces cent et quelques pages.
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