Que ce soit conscient ou non, une obsession guide la grosse quinzaine d’essais constituant Super-héros ! – sous le masque, judicieux ouvrage dirigé par Victor Lopez et édité par Les Moutons Electriques : les comics, ainsi que toute l’arborescence de médias qu’ils ont pu enfanter (cinéma, séries télévisées, jeux de rôle…), que toutes ces œuvres appartiennent à une généalogie qui leur est propre ou qu’elles en soient seulement des inspirations, vivent littéralement avec leur temps. Ils sont les témoins, les passeurs, les analystes, les visionnaires de l’époque qui leur est contemporaine, de façon parfois audacieuse dans les bandes dessinées, ou plus cyniquement opportuniste dans leur adaptation au sein des majors de cinéma (à ce sujet, l’essai de Victor Lopez sur le MCU est assez virulent).
Il y a quelque chose d’iconique dans l’image du super-héros, représentation allégorique du fonctionnement du monde, disparaissant ou émergeant selon les besoins d’héroïsme des populations face aux crises en tous genres (il est à constater que la déferlante de personnages super-héroïques sur les écrans de cinéma succède directement à l’effondrement des deux tours du World Trade Center un certain jour de septembre 2001 et à la riposte américaine immédiate en Afghanistan). Le héros de fiction (ou le méchant : les monstres et autres boogeymen portent intrinsèquement les mêmes enjeux que leurs antagonistes) est donc un symptôme de l’état de la société. Les comics, en parallèle de leurs personnages de justiciers évidemment politiquement connotés, sont donc des ouvrages discrètement engagés, et forcés de l’être pour pouvoir exploiter le mieux possible un air du temps financièrement rentable.
Cette idée selon laquelle les protagonistes du récit super-héroïque seraient le reflet d’une société en crise et/ou en ouverture est particulièrement prégnante dans quelques essais de ce recueil. Le meilleur d’entre eux, « Minority Report », signé par Sonia Dollinger, est une étude approfondie du rapport existant entre les intrigues, les personnages qui en sont les moteurs et les évolutions sociétales américaines (donc concernant par ricochet l’ensemble du monde occidental : être conscient que le paradigme super-héroïque ne concerne finalement qu’une partie aisée du globe, délaissant tant par les sujets que par le lectorat visé la majorité de la population des pays en voie de développement), de la condition des femmes passées de victimes plus ou moins consentantes à puissantes guerrières à celle des minorités ethniques (la façon de représenter les Noirs, les Latinos ou les Natives, évoluant de façon aussi troublante qu’intéressante au fil du temps) en passant par le regard porté sur l’homosexualité possible du super-héros. Le succès en librairie de la super-héroïne adolescente musulmane Ms. Marvel, alors même que les ventes de comics ne sont actuellement pas au beau fixe, est une preuve de l’intérêt porté par le média aux diverses évolutions, intérêt monétisé par l’industrie de l’image : la mini-série Ms. Marvel est attendue dans le courant 2022 sur la plate-forme Disney+.
Le héros masqué est un prétexte à la révolte (le cinéma nous l’a montré en 2019 avec Joker de Todd Philipps : les dérives du clown sociopathe avaient bel et bien pour aboutissement le soulèvement du peuple). De ce point de vue, les textes concernant l’histoire peu banale (écrite par Enlil Albanna) de la création du comics V pour Vendetta, l’évolution du personnage de Wonder Woman de la bande dessinée au cinéma dans un article de Julie Proust-Tanguy au titre sans ambiguïté (« Wonder Woman, icône politique ? ») ou le rapport des super-héros à la Seconde Guerre mondiale, à l’ennemi nazi et, progressivement, aux épigones suprémacistes de ceux-ci (dans un essai rédigé par Xavier Fournier) sont à même de montrer la volonté presque révolutionnaire des personnages de bandes dessinées, voire de leurs auteurs, quitte à ce que les œuvres soient parfois débordées par le réel (les Anonymous arborant le masque de Guy Fawkes / V dans leurs diverses manifestations et prises de positions).
A cette ambition politique s’oppose parfois l’objectif financier des grandes sociétés d’édition de comics quelque peu à la merci de la volonté de fans parfois redoutables auxquels le mythe super-héroïque appartient finalement qu’aux auteurs du fait de leur implication de lecteur dans le déroulement narratif (l’article de Renaud Besse-Bourdier racontant la séquence Tom King dans le paradigme Batman est de ce point de vue fort intéressant). L’édition de comics se doit d’être un flux constant, ne doit pas se répéter, doit évoluer narrativement sans pour autant être obscur afin de dérouter le lecteur sans cependant trop le perdre ; ces contraintes autorisent donc les auteurs à créer des astuces en tous genres, de la multiplication des dimensions temporelles à l’idée d’une mortalité et d’une immortalité à géométrie variable pour les super-héros. Les essais d’Alex Nikolavitch et de Victor Lopez (le titre du texte de ce dernier, « Devenir immortel… et puis mourir », montre bien la malléabilité du genre super-héroïque au fil des auteurs reprenant les diverses œuvres) approfondissent de belle manière cette idée.
Atteinte par les mêmes obligations de profusion, la production cinématographique super-héroïque est gagnée par les mêmes contraintes artistiques et narratives (l’arrivée du Metaverse dans la narration du MCU en est le signe le plus patent), faisant dire à raison ou à tort à certains grands cinéastes comme Martin Scorsese que les films de super-héros, produits aseptisés et effaçant toutes les marques possibles de création artistique personnelle de la part des réalisateurs qui leur sont liés, ne sont pas du cinéma. Nous ne trancherons pas sur ce débat mais Victor Lopez, dans un essai résumant l’histoire du MCU et la part d’audace formelle s’évanouissant peu à peu au profit de l’élaboration d’un château de cartes qui ne serait plus que narratif, semble agréer les propos du réalisateur des Affranchis.
L’audace dans le traitement du genre serait plus à chercher dans la production indépendante que dans le sillon tracé par les univers connectés affidés aux studios, dans le malaxage des motifs génériques créant des récits neufs et très théoriques. C’est en cela que les analyses de Martin Gael sur la trilogie des super-héros de M. Night Shyamalan (Incassable / Split / Glass : deux origin stories débouchant sur un affrontement final éloigné d’une ville à dévaster, cantonné dans la petite cour d’un hôpital psychiatrique) sont si intéressantes : elles permettent le constat selon lequel le super-héros ou le super-méchant n’ont plus besoin d’être autre chose qu’eux-mêmes pour être des allégories, des icônes, des représentations. Plus besoin de masques, de villes à détruire. Plus besoin de cette esthétique du chaos qui, des velléités collapsologiques du MCU aux apocalypses de Zack Snyder, ont envahi les écrans super-héroïques. Shyamalan fait du genre un simple bloc de motifs ; la valeur théorique de la trilogie est certainement ce qui fait que régulièrement, discrètement, au détour d’une idée contenue dans leur texte respectif, les auteurs de ce recueil l’évoquent avec la gratitude d’amateurs d’un genre respecté.
Nous ne pouvons terminer la recension de cet excellent ouvrage qu’est Super-héros ! – sous le masque (seul bémol : les quelques fautes d’orthographe constellant le livre affaiblissent parfois un peu le sérieux de certains propos) sans évoquer rapidement la place nodale qu’y occupe Watchmen, tant le comics d’Alan Moore et Dave Gibbons que la série qu’en a tiré Damon Lindelof, grand lecteur de bandes dessinées ayant découvert sa passion par le biais de cette œuvre, ce qui a pu influer sur sa volonté farouche de faire de la narration une pâte malléable à l’envi (voir les séries Lost ou The Leftovers pour s’en convaincre). Le très joli texte co-écrit par Jérémy Coifman et Kephren Montoute montre à quel point ce paradigme-là est représentatif des idées véhiculées par l’ensemble de l’ouvrage : regard visionnaire d’Alan Moore influencé en son temps par l’épée de Damoclès atomique qui n’est pas sans évoquer celle pendant au-dessus de nos têtes actuellement, Damon Lindelof en a fait une variante centrée sur la dévastation sociale des Etats-Unis gangrénés par le racisme et la peur. Et Watchmen d’être considéré comme une forme de synecdoque de l’univers comics en montrant par ses ambitions narratives et formelles ce qu’il est vraiment : un état du monde.
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