À propos du « High Hopes » de Bruce Springsteen

Une belle pointe de feu sacré !

Ce texte sur le Springsteen 2014 se veut un point de vue on ne peut plus personnel, et d’un subjectivisme assumé. Nous sommes de ceux qui n’ont jamais éprouvé beaucoup d’empathie esthético-musicale pour le Boss… Qui éprouvons même des désagréments face à ce que nous ressentons, avec d’autres, comme étant une des caractéristiques négatives de son style : une certaine lourdeur musicale et vocale – Born In The USA et Because The Night, étant les repoussoirs idéaux, à notre goût – ; un naturalisme, lequel domine tous les autres styles, et dont le caractère assurément épique et parfois quasi cinématographique ne suffit pas à donner à l’artiste une classe qui nous importe dans le domaine de la pop-rock. Ce qui ne nous empêche cependant pas de reconnaître au chanteur des qualités indéniables de songwriter écorché et rageur, de performeur généreux et solide. D’apprécier, bien sûr, moult morceaux de son répertoire, comme Born To Run, It’s Hard To Be A Saint In A City, The River, Streets Of Philadelphia, Winter Song, I’m On FireCette année, pour des raisons diverses et personnelles, nous avons tendu une oreille plus attentive que d’habitude à son travail, écouté plusieurs fois son disque

High Hopes, et, à notre propre étonnement, nous avons quelque peu infléchi notre position d’ensemble, appréciant de façon marquée cette nouvelle production… Une des raisons pourrait résider dans le fait que le natif de Long Branch nous semble s’être détaché significativement de lui-même, voire être sorti de son épaisse coque, de ce qui pourrait être son identité. Comme s’il renvoyait une image et une musique qui ne lui correspond pas complètement. Ce qui est positif à nos yeux et devrait être le propre de tout artiste – s’il est un tant soit peu novateur et audacieux en son fond…
Mais nous ne mésestimons pas la part qui revient aux dispositions particulières, et changeantes, qui ont été et sont les nôtres vis-à-vis de lui, de son travail.
Le fait que Springsteen ait travaillé sur du

matériel venant de différents horizons – il y a trois reprises dans High Hopes -, de différentes époques – certains morceaux ont été écrits à la fin des années quatre-vingt-dix ou au début des années 2000 -, pourrait ne pas avoir été sans conséquence, du point de vue qui nous intéresse. De même que le fait qu’il se soit associé pleinement avec le guitariste mordant Tom Morello (Rage Against The Machine, Audioslave…) a pu jouer aussi… Nous aimons les grincements et stridences de Morello sur l’entraînant morceau-titre, ses ondoiements type wah-wah et ses glissement survoltés et colorés sur Harry’s Place… Même s’ils ne sont pas d’une originalité confondante…De l’ensemble, et pour ce qui nous concerne, nous retenons et recommandons chaudement les morceaux suivants :

High Hopes, Harry’s Place, American Skin, Just Like Fire Would, Down On The Hole, Hunter Of Invisible Game, The Wall, Dream Baby Dream. Arrêtons-nous sur certains d’entre eux…

Avec

American Skin, Springsteen parle d’un tragique fait-divers, une « bavure policière » qui a fortement remué les États-Unis. En 1999, Amadou Diallo, d’origine guinéenne, est abattu par la Police alors que, lors d’un contrôle, il sort un objet difficilement identifiable de sa poche – un portefeuille qui a été pris pour un pistolet -, et prend la fuite après avoir été blessé par balles. 41 coups de feu sont tirés par les forces de l’ordre, 19 l’atteignent. Diallo meurt. Un procès a lieu qui rétrograde les auteurs de la bavure.
De nombreux artistes ont évoqué cet événement : principalement Youssou N’Dour et Wyclef Jean. La chanson de Springsteen, qui date de l’année 2000, et n’a été publiée que sur un Live et l’équivalent d’un
Best Of, est d’une solennité et d’une dignité qui donnent des frissons. Le sous-titre de la chanson, Fourty one shots, est répété comme une triste litanie par les choristes. Les divers choeurs sont émouvants – comme ils le sont dans beaucoup d’autres morceaux du disque, tels The Wall. La guitare solo est ample. Le saxophone, bien que sobre, résonne comme un pleur. On navigue entre compte-rendu relativement réaliste des faits, représentation symbolique aux accents bibliques – peut-être de la violence fondamentale qui fait de l’Amérique ce qu’elle est -, évocation quasi métaphysique du passage de la vie à la mort. Les paroles sont parfois dures : « You can get killed just for living / In your American skin ». Mais on sent une volonté de transcender le fait. Springsteen a affirmé avoir voulu éviter tout manichéisme, ne pas se positionner contre la Police. Pas de mention, d’ailleurs, des origines de la victime, de sa couleur de peau… Il y a l’idée, aussi, que celui qui a été tué n’aurait pas écouté les conseils de sa mère… Cela n’a pas empêché des Syndicats de police d’appeler au boycott du Springsteen de cette chanson.

Just Like Fire Would, est une reprise du groupe australien The Saints – un morceau datant de 1986. L’album en compte donc trois, les deux autres étant High Hopes de Tim Scott McConnell (1987) – créateur du « gothic blues » -, et Dream Baby Dream de Suicide (1979). Springsteen reprenant un groupe punk, cela peut étonner. En même temps, The Saints ne fut pas un groupe très typé. Ils explosèrent à quelques mois près à la même époque que The Sex Pistols, mais proposèrent un rock rude qui dépassait les limites du genre. Ils savaient mélanger les styles : il y a des accents soul dans le deuxième album : Eternally Yours (1977). Chris Bailey et les siens ont repris River Deep Mountain High cette année-là. Springsteen s’approprie parfaitement le morceau. Cela dit on peut être légèrement déçu : Just Like Fire Would peut ironiquement être considéré comme un morceau des Saints assez springsteenien. Plus osée et étonnante est a priori la reprise faite du morceau de la formation d’Alan Vega et Martin Rev. Mais celui-ci était assez posé. Il a donc été assez aisé pour Springsteen de faire sien Dream Baby Dream. Cela dit, on entend forcément en filigrane de la chanson le style proto-electropunk du groupe new-yorkais et cela crée un surprenant effet.
Springsteen n’a jamais caché son intérêt pour Suicide. Une chanson comme State Trooper, sur l’album Nebraska (1982), peut-être considéré comme un démarquage inspiré des créations du groupe. Dans une interview récente, où il parle aussi du plaisir qu’il a eu à voir les New York Dolls sur scène 1973, il déclare à propos du duo et d’Alan Vega : « 
Well, I just loved them when I first heard them and I loved him, you know. I still think, he was a cross between sort of, it was futuristic and visionary and yet it was completely authentically rockabilly. And he was like Elvis if Elvis had been, you know, been sort of born in the mid-’70s or something. So they were always very, and he was incredibly, really, I don’t know. He just manifested something that was always very mystifying and raw. » [In « A Long Road To High Hopes : An Interview With Bruce Springsteen », by Ann Powers, January 15, 2014.
http://www.npr.org/blogs/therecord/2014/01/14/262485987/a-long-road-to-high-hopes-an-interview-with-bruce-springsteen].


Avec sa voix traînante, Springsteen fait évidemment penser à Dylan dans
The Wall. De ce morceau, subtil et court, ressort la guitare acoustique, mais le cornet à piston militaro-funèbre illustre bien, musicalement, le propos. À travers The Wall, le chanteur rend hommage à Walter Cichon qui fut leader d’un groupe de rock du New Jersey – The Motifs – et a été tué au Vietnam en 1968. Trois des vers de la chanson et tout est dit : « You and your rock-n-roll band, you were best thing this shit town ever had / Now the men who put you here eat with their families in rich dining halls / And apology and forgiveness got no place here at all at the wall. » Le Mur est celui du Veterans Vietnam Memorial.

Nous finirons avec
la perle de ce disque, pour ce qui nous concerne : Down In The Hole. Tout y est émouvant, transcendant, et merveilleusement visuel autant que musical… Le leitmotiv qui surplombe les changements d’accords, les choeurs – ce sont la seconde femme du chanteur et leurs trois enfants qui officient -, le chant parfois filtré de Springsteen… Ce chant qui est censé porter la voix d’un ouvrier travaillant à Ground Zero, dans les décombres des Twin Towers. Down In The Hole est un outtake de The Rising (2002), un album directement inspiré par les événements du 11 septembre 2001. Ce back-ground historique est notamment illustré par certaines percussions – bruits de métal ou de pierre. Et puis il y a ces passages instrumentauxs qui évoquent des musiques traditionnelles : irlandaises ou ancrée dans un patrimoine relativement plus spécifiquement américain – ici, comme dans d’autres morceaux… on pense par exemple aux accents quasi dixie du leitmotiv de The Hunter Of Invisible Game.Lors du Disquaire Day du 19 avril dernier, a été proposé un EP de quatre titres du chanteur intituléAmerican Beauty. Le style nous semble plus caractéristique du Springsteen avec lequel nous gardons quelques distances. Mais nous encourageons évidemment les afficionados qui ne le connaîtrait pas encore à l’écouter.
High Hopes, et le feu sacré qui nous semble habiter Springsteen en quelques parts importantes de cet opus – le « feu » est un maître-mot chez l’auteur-compositeur -, restera un moment important de cette année 2014 pour le fanatique que nous ne sommes pas, et l’auditeur critique que nous sommes… Est-ce d’ailleurs un hasard si le rédacteur du texte consacré à cet album, sur Wikipedia, a cette phrase : « Bien que l’accueil des fans ait été plutôt froid, l’accueil critique a été plutôt bon » ?

 

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A propos de Enrique SEKNADJE

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