Lorsqu’Agoria a attrapé le virus de la musique électronique dans les années 90, l’industrialisation de celle-ci n’en était qu’à ses débuts. Alors que le genre avait tout juste l’allure d’un micro-sillon en cours de pressage en France, Agoria a acquis une place internationale auprès de légendes telles que Jeff Mills, porté par une passion et un appétit pour une musique qui tranchait, dans la manière dont elle était produite, avec tout ce qui était connu jusqu’alors.

Si la révolution a été technique, elle fut bien entendu sociétale aussi. Sous ses airs de n’avoir rien à défendre, la techno est devenue synonyme d’un espace de liberté et d’émancipation à 140 bpm. Adieu le virilisme des rockeurs accrochés à leur manche de guitare, adieu les carcans de toute sorte, à travers les machines et autres samplers de nouveaux sons émergeaient, ainsi que de nouveaux codes.

Dès lors, une fascination est née et Agoria fut de ceux qui en France ouvrit encore un peu plus le champs des possibles, pour la techno et les musiques électroniques en général, par ses productions ou son implication dans des événements tels que les Nuits Sonores à Lyon par exemple. A l’instar du rap, la musique électronique est devenue véritablement majeure à la fin du millénaire, s’imposant absolument partout. Du son avant-gardiste de niche aux plus grands clubs, Agoria est toujours parvenu à se démarquer par des compositions et un style singulier.

Alors que l’artiste isérois sort Unshadow, la question qui fâche pourrait être : que vaut réellement sa musique aujourd’hui ? A l’heure où les codes de la musique électronique ont métissé l’ensemble du paysage musical, du métal à la chanson pop, comment un héritier d’une certaine idée de la house pourrait bien se distinguer ?

Il est certain qu’Agoria ne répond pas à ces questions en se repliant sur une radicalité de pionnier ou la pureté d’un son, lesquelles sont recherchées par de nombreux puristes. La quête des origines ne l’intéresse pas – et cela n’a jamais été le cas par ailleurs – mais, au contraire, le producteur tente toujours de mêler les époques et les genres autour de lui. Aussi, Agoria excelle dans l’art du mélange, s’adapte tel un caméléon en fonction de ses collaborations, quitte à parfois se perdre ou à rester à la surface des choses.

Par instants, la capacité de l’artiste à s’oublier dans la transe fait mouche, sur des tracks obsédants tels que Olympe par exemple. Mais, sur la plupart des collaborations, comme sur Sunshine avec la toujours formidable chanteuse Canadienne Dominique Fils-Aimé, il résulte de cette recherche de la voie du milieu des morceaux prometteurs et… peut-être frustrants. En picorant ici et là les textures musicales afin de vouloir tout englober, en voulant être œcuménique et en cultivant une forme farouche de mélange tous azimuts, l’album vire par instant dans une sorte de centrisme, qui en voulant satisfaire tout le monde ne satisferait pas grand monde.

De même, le clip I feel good est révélateur. En effet, celui-ci a été fabriqué de manière assumée à partir d’images issue de l’intelligence artificielle dans une démarche constante d’appropriation de la modernité et d’une recherche esthétique novatrice. Cela dénote de ce besoin de rester dans le flux de ce qui pourrait être un futur possible, quitte à balayer d’un revers de la main les questions éthiques : les images générées par l’IA restent le produit d’une absorption à grande échelle d’œuvres bien réelles, régurgité par l’algorithme après une sorte de synthèse. C’est donc un service que les humains payent pour se voir refourguer ensuite le fruit de créations par d’autres humains au mépris de toute notion de propriété intellectuelle.

Dès lors, si la sincérité de l’artiste ne fait pas de doute quant à sa volonté d’être à l’écoute de son époque, de chercher à créer des liens et d’être fédérateur, il est possible de s’interroger quant à une certaine ingénuité, voire naïveté face au pouvoir de la musique et aux nouvelles technologies. En ce qui concerne ce Unshadow, pris séparément, chacun des morceaux se révèle intéressant et unique, à la fois singulier et identifiable. Pour exemple, la néo-rap d’un morceau comme Heart To Heart convainc moins qu’un Getaway avec Madison McFerrin au chant et où les accords funk de Nile Rodgers font indéniablement mouche. En synthèse le point fort de l’album pourrait aussi être sa faiblesse principale.

A la fois riche de toutes ses influences et de ses nombreuses collaborations, chaque titre de l’album semble pouvoir avoir une existence en dehors de l’album, celui-ci peinant à former un tout homogène. En cela, Agoria est de son temps : en proposant une musique qui serait à la carte, propre à une consommation légère, au gré des playlists des grandes plateformes, où l’objet ne serait plus l’album. Reste un sens du groove imparable, une production absolument impeccable, des éclairs mélodiques absolument géniaux et au détour d’une vieille nostalgie, une furieuse démangeaison dans les gambettes.

Date de sortie : le 11/10/2024

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A propos de François ARMAND

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