On avait retrouvé, il y a maintenant un peu plus de dix-huit mois, Alla francesca en compagnie de Thibaut de Champagne, une aventure dont avait résulté une magnifique anthologie vers laquelle on revient toujours aujourd’hui avec beaucoup de plaisir. Délaissant les terres septentrionales, l’ensemble, qui fêtera bientôt ses vingt-cinq années d’existence, a mis le cap plus au sud et choisi de consacrer son nouveau disque à l’art des troubadours et des jongleurs.
Même si les deux mots finirent plus ou moins par se confondre et si les pratiques qu’ils qualifient sont tout à fait complémentaires, trobar désignait plus spécifiquement, à l’origine, l’action de trouver, donc d’écrire et de composer, tandis que joglar relevait plus de la sphère du jeu, dont celui, entre autres, des instruments ; ainsi le second diffusait-il, non sans souvent y apposer sa patte, ce que le premier avait conçu. La transmission des témoignages de l’activité des trouveurs et des joueurs est, en revanche, marqué d’un même sceau de précarité, puisque l’on estime qu’un dixième seulement des chansons (ce mot pris au sens large) inventées tant en langue d’oc (troubadours) qu’en langue d’oïl (trouvères) nous a été transmis, tandis que la trace des jongleurs a, de par son enracinement dans la tradition orale et dans l’improvisation, plus ou moins complètement disparu. Cet enregistrement d’Alla francesca repose donc, comme tous ceux qui s’aventurent dans ce répertoire, sur une bonne part d’invention, de recréation, sur la base d’éléments connus : certaines mélodies manquantes ont été déduites d’autres ayant survécu sur des textes à la métrique semblable (le résultat s’appelle un contrafactum), toutes les pièces instrumentales ont été improvisées en partant d’airs identifiés, comme il est très probable que les musiciens d’alors le faisaient.
La majorité des chansons composant ce programme parle d’amour, sous ses aspects plus ou moins heureux. Frémissant d’espoir (Ab joi et ab joven m’aspais de la Comtesse de Die) ou confronté à la dure réalité du quotidien (Coindeta sui, qui exploite le thème de la jeune fille mal mariée et dont l’auteur, demeuré anonyme, pourrait être une femme), il est au centre des préoccupation des auteurs qui, quelle que soit leur extraction, noble comme Jaufré Rudel († c.1147), prince de Blaye que l’on dit s’être épris de la lointaine princesse de Tripoli à la vue de son seul portrait (il est celui qui codifiera, peut-être en s’inspirant de sa propre expérience, l’amor de lohn), s’être croisé pour la rejoindre et être mort dans ses bras en arrivant au port, ou humble comme Arnaut Daniel (fl. c.1180-1210) que Dante admirait et dont le legs offre un parfait exemple d’un trobar ric (riche) soucieux de recherches formelles, s’emploient à illustrer l’idéal courtois, cette fin’amor dont la canso, genre élevé, est un vecteur d’expression privilégié. Parmi les pages remarquables proposées ici, hormis de beaux exemples de cansos et la sextine très raffinée d’Arnaut Daniel, on signalera les deux descorts – une chanson comportant des éléments « discordants » dans sa structure comme, par exemple, des changements mélodiques – de Raimbaut de Vaqueiras et de Guilhem Augier Novella, deux troubadours ayant en commun d’avoir séjourné en Italie ; l’œuvre du premier présente la particularité de juxtaposer cinq langues différentes, tandis que celle du second, dont la mélodie originale a été conservée et qui a judicieusement été choisie pour refermer la partie vocale du programme, se distingue par une métrique mouvante et un caractère souvent douloureux.
Alla francesca aborde ces pièces avec l’expertise mais aussi la liberté qui font qu’on le suit sans faillir depuis de nombreuses années. S’il fallait ne qualifier que d’un mot le Trobar & Joglar qu’il nous offre, ce serait certainement celui d’enthousiasme qui viendrait le plus naturellement à l’esprit, tant il s’en dégage une impression persistante de jubilation, y compris lorsque l’humeur se fait plus mélancolique, les deux choses n’étant pas obligatoirement incompatibles. Il faut dire qu’en grande partie grâce aux improvisations, réalisées autant de finesse que d’efficacité, l’esprit de la danse traverse ce disque de part en part en renforçant encore l’énergie née de l’envie évidente des quatre musiciens de servir ces musiques. Instrumentalement, l’interprétation se situe au même niveau d’excellence auquel Alla francesca nous a habitués, la virtuosité des flûtes de Pierre Hamon (parfois un rien trop présentes à mon goût), le dynamisme jamais tapageur des percussions de Carlo Rizzo, la poésie subtile de la harpe-psaltérion touchée, avec sa grâce coutumière, par Brigitte Lesne et le chant parfois éperdu de la vièle toujours aussi inspirée de Vivabiancaluna Biffi ne se trouvant jamais à court ni de couleurs, ni d’invention. Du côté vocal, le bilan est un rien plus contrasté, quelques instabilités et tensions ponctuelles, en particulier dans les aigus, venant émailler la prestation de Brigitte Lesne, qui compense ces minimes signes d’usure par un indiscutable métier ainsi qu’une profondeur d’expression et une sensibilité frémissantes ; celle de Vivabiancaluna Biffi n’appelle, en revanche, que des éloges et l’on y retrouve l’engagement et la fantaisie maîtrisée qui rendent son premier disque soliste, sur lequel je reviendrai, indispensable. Malgré cette légère réserve, aucun amateur de musique médiévale ne saurait se passer de ce disque aussi bien conçu que servi, y compris par une prise de son qui confère aux œuvres une présence réellement chaleureuse. Je vous le recommande donc en gageant que vous vous laisserez prendre à votre tour dans le ballet d’émotions qu’il convoque avec autant de talent que de générosité.
Trobar & Joglar, chansons (XIIe-XIIIe siècles) et improvisations
Alla francesca
Brigitte Lesne, chant & harpe-psaltérion
Pierre Hamon, flûtes & cornemuse
Vivabiancaluna Biffi, chant & vièle à archet
Carlo Rizzo, tambourins & cloches
1 CD agOgique AGO017
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