La Reproduction est l’événement de ce début de décade pour ce qui concerne la chanson française. La Reproduction porte si bien son nom que 3 de nos rédacteurs se sont attelés à sa mise en lumière. Seconde chronique concernant ce grand disque d’Arnaud Fleurent-Didier.
A la question de savoir si La Reproduction est un grand disque la réponse est oui, absolument ! On peut même dire que la chanson française à ce niveau d’excellence (à peu près équivalent à celui de Benjamin Biolay dans La Superbe), c’est à mes oreilles au-dessus de la meilleure pop anglo-saxonne. C’est dire en quelle haute estime je tiens les chansons d’Arnaud Fleurent-Didier…
Même en étant parfaitement bilingue (ce qui est hélas loin d’être mon cas), la chanson anglophone nous vient d’un pays, d’une culture, d’une langue qui ne sont pas les nôtres et ne peuvent pas résonner en nous comme une chanson francophone équivalente. Pas de méprise : ceci n’est pas une contribution pro domo au fétide débat sur l’identité nationale française. Non, non, rien de tout ça.
Mais La Reproduction, plus qu’aucun autre, est un disque profondément français, avec l’héritage en grand sujet principal, presque en fil rouge. Héritage familial et filiation, évidemment (doit-on rappeler la chanson de Biolay, Ton héritage ?), mais aussi héritage culturel, patrimonial, social, celui d’une catégorie socio-culturelle assez bien déterminée : la petite bourgeoisie économiquement « dominée » (pas trop quand même, on n’y « sait rien des pauvres », après tout) mais culturellement dominante. Une catégorie que Pierre Bourdieu connaissait bien pour avoir beaucoup étudié ses modèles de transmission de capital culturel. Il est ici évidemment impossible d’imaginer qu’Arnaud Fleurent-Didier a titré par hasard son album La Reproduction, puisque c’est aussi le titre de la somme sociologique publiée par Bourdieu en 1970 (avec Jean-Claude Passeron, qui cosigna également en 1964 Les Héritiers, toujours avec Bourdieu, un titre qui colle tout aussi bien à notre propos… « Fils de gauche, tu milites, milites / Fils de droite, tu hérites, profites »).
La Reproduction, le disque, au moins certaines de ses chansons, sont hantées par l’histoire contemporaine de la France et les traces qu’elle continue à laisser en nous, à ce passé qui ne pas passe pas toujours (l’Occupation, mai 68, pour certains…). Et comment, malgré tout, quelques générations de Français doivent s’en débrouiller.
Mais il y est aussi, moins explicitement, beaucoup question d’héritage musical, essentiellement celui des années 70. De ces compositeurs de musiques de films (en particulier Michel Colombier) mais surtout de quelques figures ayant emmené la « variété française » vers des territoires inconnus, d’ailleurs largement délaissés par leurs successeurs, comme si le terrain n’avait pas été suffisamment débroussaillé. AFD a beau multiplié les évocations de phénomènes bien contemporains (MySpace, par exemple), sa musique, d’une extrême richesse, a plus à voir avec des Christophe ou des Polnareff qu’avec ses condisciples des années 2000-2010. Risquons même le jeu de mots approximatif en disant que Fleurent-Didier reprend les choses là où Polnareff les avait laissées, circa 73-74, au moment d’aller planquer ses miches fiscales aux Etats-Unis… Jusqu’à cette voix de tête, limite fausset, qu’il a le culot monstre d’aller souvent chercher dans les aigus (L’Origine du monde, par exemple), sans toujours la trouver tout à fait (à la différence de Polnareff, pour le coup).
Elargissons néanmoins les références du seul patrimoine « variétal » national et remercions AFD de faciliter le travail des chroniqueurs en citant lui-même le nom de Lucio Battisti dans l’une de ses chansons (Risotto aux courgettes). Etonnant comme il est tant question de Battisti dans la « nouvelle nouvelle nouvelle chanson française » (on en à quelle génération, là ?), depuis notamment le dernier album de Sébastien Tellier. Pourquoi un tel revival aujourd’hui, une douzaine d’années après sa mort, pour celui qui a tout de l’inconnu célèbre ? Tout le monde connaît E penso a te (ne serait-ce que ceux ayant déjà vu la pub Dolce vita de Christian Dior…), les gens de goût connaissent aussi la magnifique Ancora tu, et Arnaud Fleurent-Didier en connaît encore bien davantage et a su, en effet, importer quelque chose aussi de la musique de Battisti dans la sienne.
L’album a bien peu de faiblesses, notamment sur la fin (Si on se dit pas tout, belle chanson prenant le risque de la sensiblerie mais comme en écho au France Culture introductif et prenant le risque d’affaiblir ainsi ce qui sera pourtant à coup sûr la plus grande chanson de 2010), mais nous gonfle d’espoir : oui, après des années dans la pénombre de la notoriété (jusqu’à ces derniers mois, Arnaud Fleurent-Didier m’avait échappé, je l’avoue…), il est possible d’apparaître enfin en pleine lumière par la grâce du talent !