bdrmm, Microtonic (Rock Action)
En 2020, Bedroom semblait désigner bdrmm comme fer de lance d’un courant shoegaze dont on n’aurait guère parié, il y a une trentaine d’années, qu’il aurait le souffle aussi long. Forts de ce premier opus déjà brillant, les Anglais de Hull ont veillé à ne pas se laisser catégoriser, enfermer. Trois ans plus tard, l’impeccable I Don’t Know, en conviant davantage d’électronique, concrétisait les prémices d’une mutation ; Microtonic la confirme. L’atmosphère y est toujours brumeuse – le halo qui nimbe la voix de Ryan Smith la fait osciller entre le détachement de Neil Tennant et la lassitude de Greg Gonzalez – mais la scansion implacable des beats vient la soulever, l’enrouler en volutes menaçantes (dans l’éponyme Microtonic par exemple), en ivresses dansées – essayez donc de résister à l’énergie affolée de John on the Ceiling. Les guitares ? Présentes sous forme de textures, denses ou distordues (la fantasmagorie de Clarkycat) comme l’écho lointain d’un passé qui semble se dissoudre à toute vitesse. Le plus extraordinaire, dans cet album, est de porter l’errance, la confusion – « And it feels like I’m losing my way » martèle Infinity Peaking – à frôler la dislocation sans jamais perdre pour autant une concentration acérée – Snares et, plus encore, la dérive mélancolique de Sat in the Heat en offrent des exemple renversants. Chaud ? froid ? ici ? ailleurs ? Les repères se troublent à en devenir indiscernables pendant qu’une énergie pulsatile s’entête à irriguer la musique – d’une noirceur clinique presque désespérée dans Lake Disappointment – jusqu’à l’échappée finale aux frontières de l’ambient de The Noose qui fait décoller bdrmm vers un univers hypnotique dont le quatuor n’a sans doute pas fini de redéfinir contours et lignes de fuite.
Adrian Crowley, Measure Of Joy (Valley of Eyes)
Dixième album solo pour l’Irlandais ténébreux qui creuse, à l’écart des modes, le sillon exigeant, singulier, lui valant parfois des comparaisons élogieuses avec Leonard Cohen. Sans apprêt, la voix possède aussi quelque chose de tourbé qui n’est pas sans évoquer Stuart Staples. Pourtant, ce sont les touches de lumière qui frappent à l’écoute de Measure Of Joy produit, comme son prédécesseur, par John Parish. Est-ce l’abandon consenti de Lost At Last ? La sujétion presque docile à une affection (Tangled) ? Les moments étoilés vécus à deux dans une atmosphère onirique trouble (Swimming In The Quarry) ? La présence de Nadine Khouri, voix complice en filigrane ? Toujours est-il que se dégage de ces onze chansons une forme de sérénité où l’on se contente de peu (The Trembling Cup), où la liberté se fait cardinale (Brother Was A Runaway), où l’on s’autorise, pour prendre congé, à esquisser une danse chaloupée (Cherry Blossom Soft Confetti). Tour à tour ironique (Genevieve Of The Mountain) ou tendre (Transmission Lost), le regard est toujours chaleureux. Mélange séduisant d’organique et de textures travaillées, d’épisodes rythmés ou plus contemplatifs, la musique enveloppe ou distancie, délivre un charme puissant qu’une fréquentation assidue ne fait que renforcer.
Heartworms, Glutton for Punishment (Speedy Wunderground)
Au commencement souffle le vent. Quarante secondes pour gonfler la voile de la première traversée de Josephine Orme, alias Heartworms. Au gouvernail, un capitaine plein d’expérience, capable de mener à bon port aussi bien Fontaines D.C. que Squid : Dan Carey. Il n’est sans doute pas étranger à l’impression de maîtrise qui se dégage du travail de la jeune (vingt-six ans) Londonienne. Sombre, motorique (l’avancée implacable de Jacked, à l’électricité sourde, ou l’hymnique électronique de Warplane), sa musique conjugue de façon saisissante assurance et fragilité, cette dernière à nu dans Glutton for Punishment, chanson qui referme l’opus dans un dépouillement acoustique vibrant. L’énergie concentrée de Just to Ask A Dance joue avec astuce du proche et du lointain, la compacité instrumentale soulignant une voix en léger retrait, nimbée d’un écho accentuant son caractère flottant. Trouble tremblé, Extraordinary Wings se déroule telle une plongée obsédante tandis que la scansion de Celebrate répand un glacis subtil qui finit par éclater en geysers rageurs ; Smugglers Adventure rafle la mise par ses virages inattendus, la tension qui le tord jusqu’à rupture. Quelques rares facilités (Mad Catch) ne ternissent en rien un disque lourd de promesses.
Sharon Van Etten & The Attachment Theory (Jagjaguwar)
Si, pour certains, ils représentent l’enfer, les autres peuvent aussi s’offrir comme des planches de salut. On avait quitté Sharon Van Etten en 2022 sur un album en demi-teintes, We’ve Been Going About This All Wrong, qui avouait une certaine fatigue. Trois ans plus tard, la voici de retour entourée par The Attachment Theory, groupe avec lequel elle s’est adonnée à un véritable travail musical collectif. Elle en sort régénérée. Peu apaisée néanmoins si l’on en croit la pulsation inquiète qui parcourt nombre de chansons, qu’elles interrogent la mortalité (Live Forever), la parentalité (Southern Life), ou le flux et reflux des sentiments (Trouble). Dans I Can’t Imagine, les clins d’œil à Blondie illustrent les efforts de Van Etten pour alléger le propos en faisant danser ses incertitudes, comme Afterlife élargit l’espace pour caresser la perspective d’un lien que la mort ne trancherait pas. L’énergie d’Idiot Box invitant à s’affranchir du virtuel, la fermeté confiante d’Indio, contrebalancent la beauté presque immobile de Fading Beauty, le caractère quasi incantatoire, où la voix se libère portée par une aspiration ascensionnelle, d’I Want You Here, rappelant qu’actif et contemplatif ont toujours constitué le double visage de la mélancolie.
Sam Fender, People Watching (Polydor)
Curieux paradoxe, Sam Fender. Des textes toujours plus incisifs, plus intimistes – Wild Long Lie sur l’addiction à la cocaïne, ou Remember My Name, écrite en mémoire de son grand-père, voix déployée comme on serre les poings mais qui se brise à fleur de larmes –, mais un horizon musical qui ne cesse de s’élargir. Trop, diront certains qui accuseront – péché mortel – la production de viser les vastes arènes, la faute, en partie, à ce satané Adam Granduciel dont on connaît le penchant pour l’ampleur – la patte War On Drugs est sensible dès la première chanson, qui donne son titre à l’album. Les autres s’arrêteront à la qualité d’une écriture qui, outre le sens de la formule – « Like Winehouse / She was just a bairn / They love her now / But bled her then » ironise-t-il dans la colère sourde qui traverse TV Dinner – enregistre les aspérités du quotidien difficile, désenchanté, des travailleurs du nord de l’Angleterre – « Our Jackie navigates through the penury / He lost his job again in January » (Chin Up) –, au sens inné de la mélodie. Les arrangements léchés, riches (cordes, harmonica, saxophone, mandoline, rien ne manque) ne sont jamais obstructifs. Un disque abouti qui réussit le pari d’être à la fois humble et ambitieux.
Avant-courrier
Ezra Furman, Grand Mal
Le 16 mai prochain paraîtra chez Bella Union le dixième album d’Ezra Furman. Intitulé Goodbye Small Head. Écrit en majorité à la suite d’un malaise qui, en 2023, lui a valu une courte hospitalisation puis des mois d’alitement et de souffrance, ce nouvel opus est décrit par la musicienne comme « sombre » mais aussi « émerveillé », « triomphant et blessé ». Premier extrait, Grand Mal – nom que l’on donnait autrefois aux crises épileptiques – donne un avant-goût évocateur de la tension qui travaille l’œuvre, entre difficulté à se libérer de son corps et vertige de ce qui, le secouant, semble lui ouvrir les portes d’une dimension nouvelle.
Instant classique
Fanny Hensel, née Mendelssohn Bartholdy (1805-1847) : Vier Lieder für das Pianoforte op. 2 , 6 et 8. Notturno. Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847) : Lieder ohne Worte op. 19B, 30, 38, 53, 62, 67, 102. Gondellied.
Olga Pashchenko, pianoforte. (Alpha)
Pour répondre au défi lancé par Olga Pashchenko – « Devinez qui ? » –, pourquoi ne pas oser au moins une première écoute à l’aveugle ? On y découvrira non sans plaisir qu’à moins de bien connaître la production des Mendelssohn frère et sœur, il est difficile de départager à l’oreille ce qui revient à Fanny ou à Felix. Les pièces, brèves – la plus développée frôle les cinq minutes –, sont nourries de rêve (celui, par exemple, d’un ailleurs vénitien incarné tant par les divers Gondellieder de Felix ou le Notturno d’une Fanny qui sait aussi capturer l’effervescence ensoleillée d’un Saltarello Romano), de poésie (O Traum der Jugend, Villa Mills signés Fanny). La concision de la forme oblige à la concentration des images (cynégétiques, par exemple, dans l’Opus 19B n°3 de Felix) comme des émotions : du bouillonnement suffoquant presque l’Opus 38 n°5 à la mélancolie subtile enveloppant l’Opus 67 n°5 – tous deux signés Felix – ni la puissance ni la délicatesse ne font défaut. Dans le jeu d’Olga Pashchenko non plus. Sur un pianoforte Conrad Graf daté 1836 souple et gorgé de couleurs, elle se montre d’une sensibilité, d’une éloquence souveraines. Elle s’attache à la veine lyrique de ces miniatures pour leur insuffler, en jouant de toutes les nuances offertes par l’instrument, une présence intense exempte de fadeur salonnarde. On passe d’une pièce à l’autre comme on feuillette un riche album dont chaque page, par la vie qu’elle renferme, nous emporte.
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