Jason Isbell, Foxes In The Snow (Southeastern)
Enregistré en cinq jours à New York en octobre dernier, Foxes In The Snow est le premier album solo de Jason Isbell depuis Something More Than Free (2015) ; le plus dépouillé aussi. La voix, une guitare (Martin 0-17 datée 1940), rien d’autre. Si ce n’est des mélodies qui accrochent de suite l’oreille, des textes qui chamboulent le cœur. Comme fut chavirée la vie du musicien par son divorce avec Amanda Shires, guide autant que muse l’ayant extirpé de ses addictions (alcool, drogues) tout en permettant à son art d’atteindre une dimension nouvelle. « I was a gravelweed and I needed you to raise me/I’m sorry the day came when I felt like I was raised » : l’hommage qu’il lui rend dans Gravelweed en dit long sur sa reconnaissance. Fardeau de solitude inapaisée, Bury Me, lancé à la face du désert des amours mortes, prend d’emblée à la gorge ; True Believer, à l’opposé, gronde une colère à peine contenue aux regards que l’extérieur porte sur cette histoire. Double lame. Pourtant sous les décombres, l’espoir d’une vie nouvelle. Foxes In The Snow déroule deux histoires en parallèle, multipliant les pistes sans fournir de carte. Qui est cette Eileen au cœur brisé (« It ended like it always ends/Somebody crying on the phone/You tell each other you can still be friends/But you both know you’re on your own ») à qui échoit une des plus belles chansons écrites par Isbell ? Existe-t-elle ou est-elle juste la projection de son auteur meurtri ? Quelle idylle s’est nouée dans le Tennessee au début de l’été (Ride To Robert’s) ? Le désir fait entendre sa voix : fixé presque par hasard sur une inconnue (Open And Close), il consume la chanson éponyme de l’album, gorgée de trouvailles d’écriture – il faut une compagne un peu magicienne pour faire jaillir cette image osirienne : « I like the way she disassembles me at night ». Juste après, Crimson And Clay revient à l’enfance, aux racines, comme pour y inscrire ce lien nouveau ; Wind Behind The Rain le chante pour finir avec un lyrisme confiant, épuré comme tout ce disque. Ne vous fiez cependant pas à sa simplicité apparente. Il a l’air modeste ; il est immense.
Anna B Savage, You & I Are Earth (City Slang)
En deux albums, l’Anglaise Anna B Savage s’est forgée la réputation d’une musicienne aux textes parfois crus. La rencontre d’un Irlandais a bouleversé sa vie. Elle est allée s’installer avec lui sur l’île d’Émeraude et lui dédie aujourd’hui You & I Are Earth. Ce troisième opus est, toutes proportions gardées, son Amoureuse, habité, soulevé par sa passion pour un homme et son pays. Les embruns de Talk To Me (« when I cry you say I taste like the sea ») nous y entraînent d’emblée, instaurant le dialogue entre les éléments – la mer, en particulier – et l’aimé qui fonde le disque : Lighthouse (« I know that he’s my home ») pour installer sa présence, Donegal pour le cadre d’une histoire qui culmine avec Mo cheol Thú, déclaration à la beauté dévastatrice (« You are my music/and oh I love you »). Célébration d’une intimité confiante (I Reach For You In My Sleep) présences irréelles (Agnes, avec Anna Mieke) ; surtout, la certitude d’un enracinement profond (You & I Are Earth) et durable (The Rest Of Our Lives). John ‘Spud’ Murphy (qui a œuvré entre autres aux côtés de Lankum) apporte aux harmonies folk une ampleur océanique mais préserve leur délicatesse. Comme le frisson qui parcourt la peau lorsqu’y passe la caresse du vent, le souffle de l’être aimé.
The Murder Capital, Blindness (Human Season)
Diamant sombre apparu durant l’été 2019, When I Have Fears a de suite fait briller The Murder Capital d’un éclat singulier. Sans doute trop pensé, son successeur, Gigi’s Recovery (2023), n’en retrouvait ni le ton personnel ni l’intensité brûlante. Par réaction, Blindness s’efforce de renouer avec un ton plus direct. Entrée en matière brutale, Moonshot nous plonge d’emblée dans une zone de turbulences dont l’énergie innerve Words Lost Meaning qui lui est enchaînée, rumination sur la difficulté à communiquer au sein d’une relation. Cette thématique affective se retrouve aussi dans A Distant Life – « Our distant love is worth its weight in pain » – ou Trailing A Wing qui referme le disque sur une note presque apaisée. Autant de moments précieux dont la fragilité contrebalance la rage sourde qui court au long de Born Into The Fight, tord les entrailles de pulsions menaçantes dans The Fall. La conscience des racines, chez ces Irlandais aujourd’hui expatriés, s’exprime au travers de deux chansons remarquables : Death Of A Giant, hommage vibrant à Shane MacGowan, et Love Of Country, dont le dépouillement jette sur les dérives du patriotisme un regard sans concession. Autant d’indices que The Murder Capital, tournant le dos à la facilité, continue à grandir.
The Delines, Mr. Luck & Ms. Doom (El Cortez)
Le morceau qui ouvre le cinquième album des Delines et lui donne son titre est né après un concert à Dublin. La chanteuse Amy Boone a demandé au guitariste et auteur-compositeur du groupe de Portland, Willy Vlautin, d’écrire une chanson d’amour où personne ne meurt et où rien ne va de travers. Il a alors inventé Ms. Doom, femme de ménage vivant à moitié dans sa voiture, et Mr. Luck, quatre ans de prison, qui se rencontrent pour ne plus se quitter. Fin de la parenthèse enchantée dès Her Ponyboy qui suit et revient aux thématiques préférées de Vlautin : elle a seize ans, lui dix-sept ; ils s’enfuient pour vivre une bohème, nuits sous les étoiles, petits boulots ; drogue. Ils se marient ; quelques années plus tard, il meurt d’une overdose – rideau. Une épouse assiste à l’incendie de sa maison et découvre en même temps qu’elle est cocue (Sitting On The Curb) ; l’étau cauchemardesque des angoisses (The Haunting Thoughts) ; une femme en fuite (Maureen’s Gone Missing) : autant de personnages cabossés, de vie déraillées. Mais une musique d’une classe folle, toute soul (JP & Me est un bijou), nuancée, arrangée avec art (les cuivres !), parfois d’une nostalgie diffuse avec ses inflexions rétros mais captivante, chaloupée. Une goutte de miel sur le bord de la coupe d’existences amères.
Mogwai, The Bad Fire (Rock Action)
Pour leur onzième album, les Écossais de Mogwai nous entraînent en enfer, lieu qu’une expression populaire de leur pays nomme « bad fire ». Non sans ironie parfois, comme en atteste If You Find This World Bad, You Should See Some Of The Others, agrégation lente, montée irrépressible et titre tarabiscoté comme le groupe les affectionne. L’enfer, son claviériste (Barry Burns) s’en est approché ; une grave maladie a en effet mis en danger la vie de sa fille. Difficile, dans pareil contexte, d’affranchir God Gets You Back, ouverture lancinante avant une incarnation plus ferme, de toute lecture biographique, d’autant que l’enfant rétablie a écrit les trois lignes du texte. Si l’on excepte quelques morceaux plus brefs – pas les plus aboutis : on aurait fait l’économie de Lion Rumpus – The Bad Fire est, pour l’essentiel, atmosphérique, des guitares noyées d’échos aquatiques de Hi Chaos à la traversée fusante sous les étoiles mortes d’un Fanzine Made Of Flesh qui se souvient de Air. Si Pale Vegan Hip Pain traîne une mélancolie tenace, 18 Volcanoes s’embue aux fumerolles exhalées par les forges ondoyantes de My Bloody Valentine. Échappée finale, Fact Boy miroite comme une galaxie lointaine, un ciel étrange pour oublier que « Hell is empty/And all the devils are here ».
Avant-courrier
I’m With Her, Ancient Light
Sarah Jarosz (banjo, mandoline, guitare), Aoife O’Donovan (piano, guitare) et Sara Watkins (fiddle, violoncelle, orgue), chanteuses, autrices et compositrices, ont formé I’m With Her en 2014, publiant en 2018 un premier disque très remarqué, See You Around. Puis chacune s’est concentrée sur sa propre carrière, non sans succès – O’Donovan a signé l’an passé le très réussi All My Friends. Les voici enfin réunies pour Wild and Clear and Blue, à paraître le 9 mai chez Rounder. Présenté comme un élargissement de leur palette folk, l’album a été produit par Josh Kaufman, membre de Bonny Light Horseman, aussi un trio qui nous a offert l’extraordinaire Keep Me On Your Mind/See You Free en 2024. Une promesse de liberté chaleureuse, de générosité sereine que reflète la nostalgie joyeuse d’Ancient Light, lumière d’une fin d’été qui bascule en douceur.
Instant classique
Franz Schubert (1797-1828) : « Licht und Schatten » : Die junge Nonne D. 828. Auflösung D. 807. Die Allmacht D. 852. Der Einsame D. 800. Abendstern D. 806. Normans Gesang D. 846. Das Heimweh D. 851. Fülle der Liebe D. 854. Des Sängers Habe D. 832. Auf der Bruck D. 853. Im Abendrot D. 799. Lied des gefangenen Jägers D. 843. An mein Herz D. 860. Wandrers Nachtlied II D. 768. Wiedersehn D. 855. Ländler D. 366 nos 3 et 4. Deutsche Tänze D. 820. Deutsche Tänze D. 783 nos 2, 4, 5, 6 et 7.
Samuel Hasselhorn (baryton), Ammiel Bushakevitz (piano). Harmonia Mundi.
2028 marquera le deux-centième anniversaire de la mort de Franz Schubert. À cette occasion, Harmonia Mundi a confié au baryton Samuel Hasselhorn et au pianiste Ammiel Bushakevitz la réalisation d’une série de cinq disques (un par an) partagée entre grands recueils – une Belle Meunière parue en 2024 l’a inaugurée de la meilleure manière – et récitals. L’évocation du déchaînement des éléments, des sentiments – effroi présent, extases passées – qu’il provoque chez Die junge Nonne, contient toutes les promesses que la suite va confirmer : peinture exacte des affects jusque dans leur plus infime fluctuation, sens inné de la prosodie, ligne de chant conjuguant puissance et nuance, sans emphase ni fadeur, soutien plein d’imagination au piano. La main divine écrasante dans Die Allmacht n’hypothèque pas la douceur de l’imploration ; le contentement du solitaire (Die Einsame) est roboratif, presque goguenard, sans devenir balourd ; sur Normans Gesang, texte adapté de Walter Scott, passe un souffle épique implacable. Mais Schubert, n’est-ce pas aussi cette mélancolie si subtile qu’elle serre le cœur à peine l’a-t-on sentie arriver ? L’écho lointain des joies, l’irruption soudaine du silence qui ponctuent la rêverie douloureuse de Das Heimweh sont ici restitués avec un art bouleversant. Hasselhorn a tout dans la voix, l’exaltation galopante (Auf der Bruck), la prière murmurée (Im Abendrot), l’agitation amoureuse (An mein Herz), l’abandon poétique (Wandrers Nachtlied II). Accompagnateur inspiré, Bushakevitz fait aussi valoir un toucher subtil, un sens de la couleur aiguisé dans les pièces pour piano qui lui sont confiées.
Un disque splendide à placer au côté d’une autre magnifique anthologie de lieder schubertiens publiée en 2012 par le même éditeur, « Willkommen und Abschied » réunissant Werner Güra et Christoph Berner.
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