Squid, Cowards (Warp)
Comme certains de ses camarades britanniques – feu Black Midi ou Black Country, New Road – Squid a fait de l’imprévisibilité une marque de fabrique, s’appuyant sur des morceaux volontiers tortueux, regorgeant de virages inattendus. Son précédent album, le mercuriel O Monolith (2023), l’illustrait jusqu’à frôler parfois la fragmentation. Cowards apparaît, en comparaison, plus concentré sans être moins aventureux. Ne serait-ce que par les histoires qui s’y déroulent ; Crispy Skin ne nous plonge-t-elle pas d’emblée dans les dédales, épousés par la musique, du cerveau d’un cannibale, entre fascination et dégoût ? L’évocation de sévices dignes des pires mafieux dans Building 650 (« A flame could melt his nose and mouth ») n’allège guère l’atmosphère. « Ce disque ressemble plutôt pour moi à un recueil de contes noirs » déclarait Ollie Judge, chanteur principal et batteur du quintette de Brighton. Une collection qui peut vite revêtir des allures de labyrinthe lorsqu’une énumération de faits prosaïques enfle jusqu’à une espèce de délire torrentiel avant de retomber dans une lassitude indifférente (Blood on the Borders). Nulle violence, en revanche, dans la chanson éponyme de l’album, ballade détraquée échappée d’un château menaçant ruine, hanté de grisaille et de pluie. Là où Fieldworks I et II semblent évoquer des crimes à ciel ouvert, une claustrophobie de voyeur qui se planque, menaçant par son recroquevillement même, tournoie au-dessus de Showtime ! Well Met, long titre final partagé avec une autre risque-tout, Clarissa Connelly, ourlé de cordes, clavecin et cuivres, ponctué de lourdes sommations percussives, est à la fois implosion et dissolution, comme si la mer évoquée dans le texte, après avoir lancé ses vagues à l’assaut de l’univers inquiétant de l’album, finissait par tout balayer, noyant sa noirceur dans une ordalie purificatrice. Un disque obsédant tel un cauchemar, à la fois complexe et direct, qui offre, pour reprendre le mot du guitariste Louis Borlase, « moins d’endroits pour se cacher ».

Steven Wilson, The Overview (Fiction)
Difficile d’imaginer plus indifférent aux pratiques d’écoute actuelles. À l’heure du morcellement imposé par les playlists, The Overview voit Steven Wilson s’avancer à la tête de deux vaisseaux imposants : vingt-trois minutes pour Objects Outlive Us, dix-huit pour le morceau éponyme de l’album. Deux odyssées au format et parfois aux inflexions prog rock, rien qui puisse effrayer un musicien ayant remixé (entre autres) In the Court of the Crimson King aux côtés de Robert Fripp. Un univers tout en oscillations, entre vie terrestre et cosmos – le texte d’Objects : Meanwhile, signé par Andy Partridge (cofondateur de XTC), les conjugue autant qu’il les oppose –, science et sensibilité – l’énumération de données astronomiques (Perspective) bascule vers une évocation de la neige liée à un souvenir dont la douleur se fond dans un sentiment d’universalité (A Beautiful Infinity I) pour mieux ouvrir sur la contemplation d’une beauté irradiante, sans but et sans dieu (Borrowed Atoms, A Beautiful Infinity II). On pourrait y ajouter le balancement musical entre instruments naturels et synthétiques, sons du passé (mellotron, moog) et actuels, ces derniers dominant la seconde partie. Autant d’alliages inattendus qui rendent plus incertaine la frontière entre réel et imaginaire, abolissent la perception du temps.

Bonnie ‘Prince’ Billy, The Purple Bird (Domino)
Will Oldham alias – entre autres – Bonnie ‘Prince’ Billy n’est pas du genre à confier les destins de sa musique à d’autres mains que les siennes. Il s’est pourtant tourné vers David Ferguson (qui a travaillé par exemple avec Johnny Cash et Sturgill Simpson, auquel on pense souvent ici) pour produire The Purple Bird. Enregistré à Nashville, cet album où participent quelques pointures country (John Anderson) et bluegrass (Tim O’Brien) s’inscrit dans une tradition qu’il transcende non en la malmenant mais en la raccordant à ses racines, à l’opposé d’une bro-country commerciale croulant sous les clichés. Ici, les chansons parlent de gens simples en lutte contre les manigances des puissants (Turned to Dust), d’un cœur aux départs sans retour (le bouleversant Boise, Idaho), de déboutonnages goguenards aux conséquences assumées (Tonight With the Dogs I’m Sleeping, si drôle). En musicien subtil, Oldham investit des formes canoniques pour y distiller, sans jamais prêcher, des préoccupations d’aujourd’hui, critique du port d’armes (Guns Are For Cowards) ou dérèglement climatique (Downstream). Toujours à vif, sa sensibilité s’exprime sans fard lorsqu’il chante la solitude comme durcissement au feu (London May) mais aussi la tendresse – One of These Days (I’m Gonna Spend the Whole Night With You) – et l’espérance qui dans son art (Is My Living in Vain ?) comme dans sa vie (Our Home) finit par avoir le dernier mot.

Deep Sea Diver, Billboard Heart (Sub Pop)
Quatrième album du trio de Seattle, premier pour le label Sub Pop, Billboard Heart est né de l’impasse dans laquelle s’est trouvée Jessica Dobson, cheville ouvrière, guitariste et chanteuse de Deap See Diver, désertée soudain par son envie de créer. L’énergie qui parcourt ce disque n’est sans doute pas étrangère au fait d’avoir réussi à surmonter ce marasme passager. Elle s’exprime néanmoins de façon différenciée : une tension sans répit mais semée de zones floues projette What Do I Know, puis se fait plus directe, presque linéaire, dans la bien nommée Emergency. Shovel voit son avancée motorique freinée par le doute (« I hate myself for losing my grip ») quand Tiny Threads, une des chansons les plus abouties de l’ensemble, marque un début d’acceptation (« I get lost, you were right ») que la face B ne va faire que confirmer : épouser le changement (Loose Change), affronter les désillusions (« I wanted more, could you blame me ? », Let Me Go) est le prix à payer pour comprendre que Happiness Is Not a Given (« I woke up this morning, and joy was a knife »). Électrique, souvent tranchant mais jamais monolihique, Billboard Heart se révèle d’une grande cohérence au service d’une étonnante maturité. Soutenues par une forme de sagesse qui n’hypothèque pas leur spontanéité, les émotions y pulsent sans jamais se perdre en chemin.

DITZ, Never Exhale (Ditz)
Adoubé par Joe Talbot du groupe IDLES qui voit en lui « le meilleur groupe de Brighton sinon du monde », DITZ revient, trois ans après The Great Regression, avec un opus écrit dans le climat de bougeotte incessante et de pression permanente inhérent aux tournées, ce qui explique à la fois son titre et son atmosphère suffocante où il serait vain de chercher la moindre éclaircie. Trente-huit minutes en apnée, sans répit, qui s’ouvrent sur un instrumental menaçant chargé d’électricité (V70) avant d’embrayer sur le récit d’une course en taxi aux allures de cauchemar où le malaise (« I see the taxi man doing taxidermy in the front seat while he’s driving me around ») côtoie une angoisse martelée par des sonorités implacables (Taxi Man). Il n’est guère surprenant que la mort rôde dans cet univers froid bourrelé de dissonances glaciales : Senior Siniestro affirme d’emblée sa présence (« I feel like death »), Smells Like Something Died In Here s’efforce à une distance clinique mais The Body As A Structure voit sa tentation d’anatomiste se laisser gagner par un souffle romantique qui finit par la soulever – dans l’esprit au moins, la Charogne baudelairienne n’est pas si loin. Discordances assumées (18 Wheeler), motorique industrielle (Four) signent une manière noire asphyxiée sans cesse au bord de la cassure.

Avant-courrier

Suzanne Vega, Chambermaid.
L’hommage est un exercice périlleux. S’il n’est manié avec finesse, il peut vite tomber dans des travers comme la boursouflure ou l’obséquiosité. Suzanne Vega est à l’abri de ces dérives. Chambermaid, troisième extrait de Flying With Angels à paraître le 2 mai prochain chez Cooking Vinyl, en apporte la démonstration. Au travers du regard d’une femme de chambre imaginée, la chanson évoque la figure « d’un artiste qui a beaucoup représenté pour moi au fil des années », déclare-t-elle. Les harmonies évoquant celles de I Want You ne laissent aucun doute sur le fait qu’il s’agit de Bob Dylan, présence guère surprenante lorsqu’on est familier du catalogue de la musicienne new-yorkaise. Le morceau s’en nourrit pour se développer en suivant son propre chemin, sur un ton de confidence au regard attendri, l’unique citation littérale n’arrivant qu’à la fin, révérence pleine d’esprit, à la fois respectueuse et amusée.

Instant classique

« Ma dame, tresgente et belle » polyphonies du XVe siècle : œuvres de Barbingant, Antoine Busnoys, Firminus Caron, Johannes Delahaye, Guillaume Du Fay, Walter Frye, Gilles Mureau, Johannes Ockeghem et anonymes.

Diabolus in Musica, Nicolas Sansarlat (rebec, vièle, direction). Bayard Musique.

Diabolus in Musica appartient à cette poignée d’ensembles ayant contribué à définir les canons d’une interprétation des musiques médiévales alliant une rigueur musicologique qui longtemps n’est pas allée de soi et créativité ; vingt-deux albums, dont nombre de référence (messes de Machaut ou Du Fay, polyphonies de l’École de Notre-Dame), témoignent d’un parcours sans concession à la facilité. Le florilège qui nous arrive aujourd’hui, premier enregistrement réalisé avec le nouveau directeur de l’ensemble, Nicolas Sansarlat, ne déroge pas à cette tradition d’excellence. Il prend la forme d’un livre-disque dont il faut saluer le soin éditorial, qu’il s’agisse des textes ou des illustrations. Le programme est, pour l’essentiel, profane. Il réunit des pièces de ce XVe siècle charnière dans nombre d’arts, un moment de passage où Johan Huizinga voyait un automne. Nul déclin ici pourtant, mais variété, couleur, vitalité. Le choix d’interpréter ces polyphonies soit uniquement aux voix, soit aux seuls instruments est conforme à ce que l’on sait des pratiques de l’époque ; on peut en goûter le fruit par exemple dans le magnifique rondeau triste Je ne fays plus, je ne dys ne escrips signé Mureau (ca 1442-1512) où les deux approches se succèdent offrant une réussite égale, la souplesse vocale des uns trouvant un écho parfait dans les ornements que les autres dessinent avec dextérité – ce n’est pas sans plaisir qu’on retrouve Freddy Eichelberger au clavicythérium et Bor Zuljan au luth. Comment ne pas admirer aussi le raffinement déployé par les chanteurs, tous doués d’une technique solide, pour restituer l’anonyme Quant je fus prins au pavillon sur un poème de Charles d’Orléans, leur maîtrise dans On a grant mal/On est bien malade où Busnoys (ca 1430-1492) combine deux textes ? Et ne pas sourire d’aise lorsque bruisse l’humour dans J’ai prins deux pous à ma chemise ou que la sensualité caresse Le joli tetin qui pointe déjà vers la Renaissance ?

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Jean-Christophe Pucek

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.