Will Stratton, Points of Origin (Bella Union)
Le destin est-il à ce point attaché à une forme de cohérence qu’il s’obstine à maintenir le Californien Will Stratton, grand admirateur de Nick Drake, dans la même obscurité que son idole ? On ne voit rien dans Points of Origin, son huitième album, susceptible de changer une donne aussi cruelle, à moins, bien sûr, que l’excellence sans tapage se mette soudain à payer. Qualité des textes, inventivité des mélodies, finesse des arrangements, éloquence sobre de la voix : rien de ce qui rend un disque mémorable ne fait ici défaut. « I lost track of family when I was nineteen » : ainsi commence I Found You, la chanson d’ouverture ; comme les neuf qui vont suivre, elle conte, avec un sens du détail admirable, une histoire – en l’occurrence celle d’un homme qui finit par découvrir un endroit où stopper la course folle de sa vie mais voit ce refuge dévoré par les flammes. Son frère, lui, se trouve à les combattre après s’être évadé de prison (Jesusita) ; Slab City, l’ultime morceau, reviendra à la fratrie au travers de la trajectoire des parents. Le feu est, avec la fuite, l’élément récurrent de cette réalisation ; Stratton s’en explique dans les notes de la pochette : il s’agit bel et bien d’une référence aux grands embrasements qui ont fait rage ces quarante dernières années en Californie. Centinella explicite une inquiétude écologique omniprésente : « My rivalry with nature cut up with precincts / And delayed by laws established only by men / When I was a god ». En miroir, les réminiscences du passé prennent des allures de paradis perdus, presque immémoriaux lorsque Red Crossed Star évoque les « ancient hunters » préhistoriques, plus proches lorsque le narrateur déplore l’éparpillement géographique et affectif de ses amis croisés autrefois au Temple Bar ravagé par un incendie ; dans les deux cas, le constat se dresse, implacable : « We’re born into a world that’s already half gone ». Cordes, piano, pedal steel et autres guitares apportent des couleurs changeantes et délicates à cette odyssée musicale sur laquelle plane sans peser une atmosphère de fin du monde.

Benjamin Booker, Lower (Fire Next Time/Thirty Tigers)
Chaque musicien répond à sa manière à la pression de l’attente qu’il peut susciter. Benjamin Booker a choisi de disparaître durant presque huit ans après le succès de son second album, Witness (2017). Pour revenir, toujours fidèle à sa vérité, avec un disque oppressant, bouillant d’une rage contenue. Crocs montrés dès la première chanson, Black Opps, où il est question de la manière dont le gouvernement des États-Unis sape les efforts d’émancipation des afro-américains. C’est d’autant plus percutant que la voix se cantonne à un détachement qui fait sourdre l’inquiétude, tandis que la production, partagée avec Kenny Segal (venu du monde du hip hop underground), compacte le son zébré de distorsions. Pas davantage de lumière pour éclairer LWA In The Trailer Park (sur le sentiment d’être étranger), moins encore dans Pompeii Statues : la mélodie allante accentue le malaise de déambuler au travers de lieux peuplés de sans-abris. Seul moment apaisé, Slow Dance in a Gay Bar transcrit les propres explorations de Booker ; il livre avec Rebecca Latimer Felton Takes a BBC une chanson tortueuse sur le fantasme sexuel d’une femme blanche sur un esclave noir. La face B offre en apparence plus de répit sans perdre en intensité – New World pulse d’énergie, Show and Tell affiche une allure décontractée, Heavy on my Mind une fluidité folk – mais il serait téméraire de se croire quittes : l’écho d’une fusillade dans une cour d’école qui achève Same Kind of Lonely, à peine contrebalancé par le babil d’un nourrisson, rappelle l’atrocité, l’insécurité du réel. On peut décider de le fuir par tous les moyens – l’alcool dans Hope for the Night Time qui referme sur une note trouble un album complexe jusque dans ses arrière-plans.

Everything Is Recorded, Temporary (XL Recordings)
Musicien dévoué au travail des autres – producteur, il est aussi propriétaire du label XL recordings (Fontaines D.C., Radiohead…) –, Richard Russell donne vie à ses propres projets sous le nom d’Everything Is Recorded. Comme son prédécesseur Friday Forever (2020), Temporary est un album collaboratif auquel sont venus se joindre des artistes aussi différents que Sampha, Noah Cyrus, Florence Welch, Bill Callahan (liste non exhaustive) ; on y croise même Maddy Prior, chanteuse du groupe folk anglais Steeleye Span (fondé en 1969), irisant d’un frisson de voix le sobre Ether. L’idée de ce qu’aurait pu devenir la musique folk si elle avait épousé le tournant du numérique dans les années 1980 constitue une des lignes de force d’une réalisation qui, si elle déploie tous les attraits des sonorités actuelles – par exemple dans Losing You scandée avec maestria –, ne se déprend jamais d’une atmosphère pastorale, à fleur de peau sur la seconde face du disque où il est beaucoup question de la perte d’êtres chers – impossible d’écouter No More Rehearsals ou, plus encore, Meadows (qui s’achève sur des extraits d’oraison funèbre) sans avoir le cœur serré. Ce disque est de toute façon hanté ; surgies de l’au-delà, les voix de Gil Scott-Heron ou Shawn Smith s’y font entendre. Mais le plus marquant de ces fantômes est peut-être celui de Molly Drake, la mère de Nick : elle tisse avec Florence Welch (dont la voix évoque ici Beth Gibbons) et Berwyn Dy Bois un dialogue saisissant qui illumine Firelight de l’intérieur.

My Morning Jacket, is (ATO Records)
Le groupe emmené par Jim James s’était surtout préoccupé, ces dernières années, d’éditer certains de ses concerts les plus mémorables – on vous recommande en particulier le volume 2 (Chicago, 2021) avec un Dondante à tomber par terre. Il a confié la production de son dixième opus en studio à Brendan O’Brien, qui a travaillé entre autres avec Bruce Springsteen. Sans doute cette collaboration n’est-elle pas étrangère au ton très direct d’une réalisation éloignée de la trilogie aventureuse du milieu des années 2000 (It Still Moves, Z, Evil Urges), ce qui se paie par quelques titres assez faibles (Half A Lifetime, I Can Hear Your Love). Mais le plan large offert par Out On The Open démontre la capacité des musiciens de Louisville à inventer des hymnes irrésistibles ; Everyday Magic célèbre sans peser une de ces affections qui mettent des étoiles dans les yeux. On se laisse aussi volontiers gagner par l’énergie rock dégagée par Lemme Know, Squid Ink ou Die For It, chansons taillées de toute évidence pour l’électricité de la scène. Le cœur battant de is est néanmoins sans doute à chercher du côté de Beginning From The Ending montant pat degrés en intensité, de l’abandon à la spiritualité qui souffle sur River Road. Sans oublier Time Waited, classique instantané à peine voilé d’une impalpable nostalgie, débordant de tendresse, baigné de couleurs chaudes.

GRIVE, Tales of Uncertainty (Talitres)
Séance de rattrapage car cette parution date d’octobre dernier – il se trouve souvent, par chance, une main amie pour vous indiquer ce que vous avez loupé. Premier album signé par Agnès Gayraud (alias La Féline) et Paul Régimbeau (alias Mondkopf) sous le nom de GRIVE, Tales of Uncertainty dévoile des atmosphères en adéquation avec l’incertitude indiquée dans son titre. Entre électronique – un arsenal de synthés analogiques à faire saliver Jane Weaver (How Many Years, The Loop) – et électrique (à son apogée de noirceur dans Wait & See) soutenus par une batterie efficace mais subtile, se développe un univers que se partagent l’onirisme et la menace, comme on espère l’orage autant qu’on le redoute. Quicksands fond ces deux énergies dans un morceau électrisant, Go Up The River en abolit les contours en les mouillant aux ondes du désir. Le réel se révèle aussi craquelé qu’un mur menaçant ruine ; qui est donc cette femme errant dans le jardin à la recherche d’une couleur (Hotel Room) ? À quoi mène l’échappée vers le nord où le trivial d’un arrêt-buffet est transcendé grâce à une mélodie lancinante (Burger Shack) ? On rend volontiers les armes devant la pulsation obsédante de The Darkest Woman of Earth, ses intonations vocales à la Sinéad O’Connor, sa plongée en eaux sombres que ne renierait pas Portishead. Un disque d’une audace noire.

Avant-courrier

Poor Creature, The Whole Town Knows.
Aux amateurs de musique « celtique » (adjectif à prendre avec toutes les pincettes nécessaires), irlandaise en particulier, les noms de Landless et Lankum sont familiers. Les premières ont signé avec Lúireach un des albums les plus prenants de 2024 ; les seconds sont devenus des réinventeurs de tradition salués, y compris par les trublions Kneecap. John ‘Spud’ Murphy est le trait d’union entre les deux quatuors dont il a produit les disques ; on le trouve aux manettes de All Smiles Tonight (à paraître le 11 juillet chez River Lea, division folk de Rough Trade) qui réunit des membres des deux groupes sous le nom de Poor Creature. The Whole Town Knows, premier extrait, contient tout ce qu’on pouvait espérer : un ancrage profond dans un passé musical nourricier qui irrigue une musique à l’énergie terreuse, lancinante, à la carrure un rien psychédélique (on pense à Tomorrow Never Knows des Beatles). Fascinant.

Instant classique

Erik Satie (1866-1925) : Trois Gymnopédies. Gnossiennes nos 1 à 5. Avant-dernières pensées. Embryons desséchés. Je te veux. Pièces froides. Trois morceaux en forme de poire*. Valse-ballet. Chapitres tournés en tous sens. La Diva de l’Empire. Trois Mélodies** : La Statue de bronze. Daphénéo. Le Chapelier.

Alain Planès, piano Pleyel (1928). *quatre mains avec François Pinel. **Marc Mauillon (baryton). Harmonia Mundi.

Des disques Satie, il s’en trouve aujourd’hui assez pour satisfaire l’appétit des plus gourmands. Chez le même éditeur, un excellent double album signé Alexandre Tharaud (« Avant-dernières pensées », 2009) ; ailleurs, les réalisations d’Aldo Ciccolini, Anne Queffélec ou, plus récente, les « Letter(s) to Satie » dans lesquelles Bertrand Chamayou met en miroir notre compositeur et John Cage (Erato, 2023). Concurrence relevée, donc. Pourtant, la proposition d’Alain Planès nous retient. Mieux, nous ravit. Il y a d’abord l’instrument, un Pleyel de 1928 capté avec art par Alban Moraud. Ses sonorités claires, riches mais jamais pâteuses vont comme un gant à cette musique. Il y a surtout une compréhension aiguisée, sensible et profonde du répertoire de la part d’un musicien à qui on doit, entre autres, des disques Chabrier et Debussy de haut vol. Prenez des pages aussi célèbres que Gnossiennes et Gymnopédies : aucun alanguissement pseudo-romantique ne vient les affecter sous les doigts de Planès qui récuse l’excès d’intentions autant que le narcissisme esthétisant ; la musique existe pour elle-même, avec ses obsessions, ses silences, et touche ainsi l’auditeur sans détour. De la Valse-ballet (1885), page de jeunesse brillante et légère, aux Trois Mélodies décantées écrites en 1916 – confiées ici à Marc Mauillon qui y trouve le ton juste entre poésie, dérision et préciosité –, aucune étape essentielle de ce parcours créatif singulier ne fait défaut. La modestie des Pièces froides, la variété des Trois Morceaux en forme de poire où se coudoie dans une ultime parade tout ce qui a jusqu’alors inspiré Satie, du mystique au music-hall, l’ironie parfois grinçante des Embryons desséchés, l’humour allusif des Chapitres tournés en tous sens, l’adieu concis des Avant-dernières pensées, tout est servi avec un sens impeccable de la ligne, une attention remarquable aux équilibres dynamiques, à la couleur. Sans chichis mais avec autant de cœur que de subtilité.

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A propos de Jean-Christophe Pucek

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