"Bish Bosch" de Scott Walker – Un opus déceptif

Scott Walker est devenu plus ou moins tardivement une référence révérée, un monument, une icône pour nombre d’amateurs éclairés de pop music. Il doit cette admiration à ce qu’il a concrètement produit au cours des décennies, au long de sa carrière, mais aussi au fait que la rock star David Bowie l’a souvent cité comme l’une de ses influences majeures – comme l’a également fait Neil Hannon, le chanteur de Divine Comedy. Rappelons à ce propos que c’est Walker qui reprend en premier Jacques Brel en anglais, et notamment Amsterdam et La MortMy Death.

Le chanteur américain, tôt installé en Grande Bretagne, a été leader du groupe The Walker Brothers (1964-68 et 1976-78). Il entame une carrière solo en 1967. Globalement, son style est celui d’un crooner à la voix hyper fabriquée, aux trémolos débridés, qui est la cerise sur un gâteau très crémeux : une musique fortement arrangée, hautement sophistiquée, aux dimensions parfois symphoniques. L’auteur de ces lignes apprécie ce côté excessif, extrêmement maniéré, hors-normes de Walker. Il recommande grandement à ceux qui ne les connaîtraient pas l’écoute de perles comme : Montague Terrace (In Blue), Plastic Palace People, The Seventh Seal, ou Farmer In The City. Mais il sort parfois, malgré tout, avec une sensation d’écoeurement de l’écoute d’un disque, ou d’un ensemble de morceaux de l’artiste ici évoqué.

À partir de son 10e album, Tilt (1995), Walker infléchit le cours de sa carrière. On pouvait sentir des prémices de la nouvelle direction stylistique prise dans l’opus précédent, Climate Of Hunter (1984) – avec notamment un morceau comme Say It -, mais le tournant est là relativement radical. Le chanteur entre dans une période que d’aucuns qualifient d’« expérimentale », ou d’avant-gardiste. Il emprunte une voie personnelle où l’orientation est à la déconstruction et la déstructuration musicale, à la destruction de la mélodie et de l’harmonie. Bish Bosch, dont la sortie date du début du mois, en est une forme d’aboutissement, lequel n’est peut-être que provisoire – quoique l’on parle de ce disque comme le dernier volet d’une « trilogie ». La musique est devenue extrêmement atonale, amélodique, bruitiste, concrète – au sens générique du terme -, minimaliste.

L’écoute de Bish Bosch constitue une expérience, voire une épreuve. L’oeuvre est hermétique. On peut être tenté d’y entrer ou préférer rester à distance. Il nous faut donner une idée au lecteur de ce à quoi il peut s’attendre avec cet étrange opus.

La voix de Walker est – associée aux textes – incantatoire, litanique, psalmodique, larmoyante. Tout ce qui relève de la prosodie paraît extrêment répétitif d’un morceau à l’autre, assez poussif. Des stances sont parfois répétées inlassablement. « While plucking feathers from a swan song » l’est 16 fois dans See You Don’t Bump His Head, le premier morceau, qui dure 4 minutes – on pourrait évoquer aussi le « Pain is not alone » de Phrasing. La voix de Walker a une dimension théâtrale et religieuse avec des intonations plus funéraires qu’allègres et fait même de temps à autres penser à celle d’un castrat. Derrière le chanteur, autour de lui, ce n’est que rarement que des éléments instrumentaux tracent une ligne continue, assurent à un morceau un minimum de cohésion, d’unité. Citons comme rare exemple le mitraillage d’un instrument rythmique technoïde tout au long de See You Don’t Bump His Head, parfois doublé d’un son crissant et métallique. Certains morceaux n’ont apparemment aucune assise solide. Dans Corps de Blah ou dans SDSS1416+13B (Zercon, A Flagpole Sitter), la voix a capella est dans une sorte de capsule, en état de – pesante – apesanteur, faisant parfois long silence. Des événements ou accidents sonores se produisent, sur un laps de temps généralement court. Il y a quelquefois surmixage, et apparition totalement cut dans le but évident de faire sursauter l’auditeur, de l’obliger à sortir de ce qui pourrait être son cocon protecteur. Le choix d’un instrument, d’un son, d’une suite généralement très simple de notes, d’un rythme, donne l’impression d’être arbitraire, trop arbitraire ! Ces « événements » ne reviennent que rarement tels quels au cours d’un morceau, ou seulement certains d’entre eux, et ils sont très hétéroclites : aboiements de chiens, notes de violons ou de guitares heavy et trash, pets, sons de shofar en corne de kudu…  Machettes frottées l’une contre l’autre, aussi. Le trailer du disque montre Walker travaillant en studio à la production de ce son… Très bien. On avait déjà pu voir l’artiste aux prises avec des morceaux de viande dans le film sur l’enregistrement du disque The Drift : 30 Century Man de Stephen Kijak (2007) – documentaire fort intéressant au demeurant, mais qui n’est malheureusement jamais sorti dans des salles françaises ! Cette façon de faire se succéder sons et bruits de nature assez différentes, qui peut créer des moments drôlatiques, presque burlesques ou grotesques, tient du montage cinématographique – il y a quelque chose de très visuel dans la musique de Walker qui travaille avec des sons d’objets du monde réel qui ne sont pas des instruments de musique, et sur leur violente association horizontale et verticale – mais aussi du catalogage sonore insensé, de l’accumulation démente… Nous pensons ici à Phrasing. Certains morceaux sont très hâchés, en eux sévit constamment la dysrythmie.

Il est évident que Scott Walker occupe une place à part, tout à fait singulière, dans le paysage convenu et stérile de la pop-rock actuelle. Qu’il est l’extra-terrestre dont nous avons besoin. D’aucuns pensent qu’en sa catégorie, il est fortement en avance sur son temps. Que tout ce qui sert, par exemple ici, à le critiquer, peut être utilisé a contrario pour faire ressortir son originalité en notre monde conformiste, policé et trop raisonnable.
Il faut cependant rappeler à l’auditeur naïf – ce terme n’est pas à entendre en mauvaise part – susceptible d’écouter sa musique que beaucoup d’autres artistes ont déjà défriché, et ce depuis longtemps, le terrain sur lequel veut se situer le chanteur américain. On citera Alan Berg ou Anton Webern pour la musique atonale. Jean-Marc Vivenza ou Pierre Henry pour la musique bruitiste ou concrète. Steve Reich pour la musique minimaliste – la casquette que porte constamment Walker est évidemment un hommage par imitation. DNA pour la No wave. La liste pourrait être longue…

On peut crier au génie : « Scott Walker, sublime » titrent Les Inrockuptibles. Considérer que seul un auteur-compositeur complètement « libre » peut se permettre aujourd’hui de concevoir un album comme Bish Bosch – cf. le même magazine et l’article intéressant de Nicolas Chapelle daté du 29 novembre (1)… On peut aussi, avec tout autant d’arguments justifiés, ressentir le travail créatif accompli comme découlant du délire d’un artiste gâté, enfermé dans sa tour d’ivoire. Et considérer que la démarche déceptive de Walker, qui tend à parasiter tout ce qui relèverait du « principe de plaisir », lui a fait produire un pensum à travers lequel ne sont malheureusement pas mis à profit ses potentialités réelles et exceptionnelles… sauf peut-être dans le morceau du disque qui nous paraît, à titre personnel, le seul véritablement émouvant : The Day The « Conducator » Died où il est question de la fin du règne Ceaucescu…

A chacun, bien sûr, de se faire son idée…
Mais il faut quand même pour cela faire l’effort d’écouter ce disque !

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