Imaginez que vous êtes adolescent. Vous vous êtes préparé pour votre baptême (ou tout autre événement important à vos yeux) ; vos parents, vos amis sont là pour célébrer à vos côtés cette journée si particulière. Mais subitement, le pasteur qui vous a guidé sur ce chemin et dans lequel vous avez placé votre confiance refuse de vous administrer ce sacrement. Simplement parce que votre pente sensuelle vous porte vers les gens de votre sexe. Cette humiliation, Brandi Carlile l’a vécue et elle y a puisé la force de devenir ce qu’elle est, une musicienne accomplie, une mère comblée, une voix pour ceux qui se trouvent confrontés au même rejet que celui dont elle a été victime.
À une époque où haineux et revanchards occupent bruyamment l’espace, elle a choisi de placer son sixième album sous le signe du pardon, ce qui paraîtra sans doute mièvre à ceux-ci et me semble au contraire plutôt courageux. De cran, By The Way, I Forgive You, coécrit avec ses partenaires habituels Tim et Phil Hanseroth et bénéficiant de la production soignée de Dave Cobb et Shooter Jennings au mythique studio A de la RCA à Nashville, n’en manque d’ailleurs jamais et bien que les thèmes qu’il aborde touchent souvent aux affections, il le fait toujours avec une netteté de ton et d’intentions propre à tenir en respect toute tentation de sentimentalisme. Prenez « Every Time I Hear That Song » qui ouvre le disque, l’histoire d’une chanson passant à la radio en réveillant le souvenir d’un amour passé et de la personne qui ne vous a pas ménagé avant de finir par vous quitter, dont la banalité est totalement transfigurée par la ferveur agissante du pardon, ou « The Joke », prise de position enflammée en faveur des garçons mal à l’aise avec les schémas imposés de la masculinité et des filles contraintes de se frayer au prix fort un chemin dans un monde d’hommes habitée de cordes palpitantes, ou encore les deux chansons sur le thème de la parentalité, la très émouvante « The Mother » dans laquelle Brandi Carlile évoque avec autant d’affection que de pudeur le bouleversement induit par l’arrivée dans sa vie de sa fille, Evangeline (« You are not an accident where no one thought it through/The world that stood against us made us mean to fight for you »), et la confiante « Most Of All », pleine de la gratitude envers les valeurs de tolérance, d’équanimité et de courage transmises par ses parents, ou enfin « Party Of One », envoi frémissant où le sentiment de solitude fait lentement place à la conscience du caractère précieux du lien à l’autre (même après des écoutes répétées, l’envolée orchestrale finale me procure toujours le même frisson), et vous mesurerez l’impact émotionnel que peut avoir la sobriété d’une écriture intelligemment rehaussée par des arrangements qui lui confèrent un espace et une puissance supplémentaires sans jamais la disperser ou l’alourdir. Ces qualités se retrouvent également dans les morceaux à l’énergie plus immédiate qui peuvent néanmoins parfois évoquer des sujets graves, ainsi l’implacable montée de tension de « Sugartooth » (une des très belles réussites de l’album avec ses couleurs de gospel) narrant l’aspiration à une impossible paix d’un homme brisé par la vie qui finit par se suicider, l’entraînant « Hold Out Your Hand » et ses chœurs épanouis, les incandescences soul de « Harder To Forgive » ou les saveurs espièglement picaresques de « Fulton County Jane Doe. »
J’aurais sans doute dû mentionner d’emblée la prestation vocale de Brandi Carlile qui est assez éblouissante et totalement libérée tout au long du disque, épousant toutes les nuances du murmure au cri avec une aisance stupéfiante, suscitant le frisson par la simple grâce d’une intonation ou de l’accent porté sur un mot. Les musiciens qui l’entourent sont absolument excellents et lui offrent à la fois un écrin chaleureux et des répliques pleines de vivacité tout en ouvrant sous ses pas des chemins lui permettant d’aller jusqu’au bout de ses émotions ; l’ensemble laisse vraiment le sentiment d’une réalisation à laquelle chacun a pu apporter sa contribution en offrant humblement le meilleur de soi-même. À la fois intimiste et flamboyant, By The Way, I Forgive You s’impose par sa générosité et une sincérité qui ne trompe pas et emporte ; la force du pardon n’a pas seulement apaisé et grandi Brandi Carlile, elle a hissé son art à l’un de ses sommets.
Brandi Carlile, By The Way, I Forgive You
1 CD / LP Low Country Sound/Elektra
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).