Dix, vingt, peut-être cinquante écoutes du dernier album en date des canadiens de Destroyer et aucune lasssitude, aucun creux d’émotion, aucune corrosion du plaisir ne vient troubler l’exercice.
Destroyer c’est le nom d’un énième projet mené par le démiurge Dan Bejar (The New pornographers et Swan Lake, par exemple) et dont ce Kaputt est déjà le neuvième album (Ep. inclus). Pour qui connait et apprécie la discographie déjà fournie du groupe, le choc sera sans doute conséquent d’entendre des chansons dénuées des chausse-trappes habituelles ainsi que des mélodies soigneusement agencées pour brosser le grand public dans le sens du poil qu’il a d’habitde dans la main. Précisons avant d’aller plus loin et à l’intention de ceux qui ignoraient encore le nom de Destroyer il y a quatre lignes que le groupe n’a jamais été l’un de ces monstres de foire pop se construisant une crédibilité et un public sur la déconstruction méthodique de chaque thème musical, histoire de surtout pas faire dans le tapage de pied et l’écoute distraite. Les (plutôt bons, une préférence pour Your blues) disques précédents aimaient simplement à tordre la ritournelle pop sans la déformer. De la pop symboliste pour résumer plutôt que de l’abstract pop.
Mais voilà que déboule discrètement ce Kaputt et là, stupeur. Tout coule d’un seul et même nectar, élégance et sophistication conjuguent leurs efforts, le résultat se perçoit à la fois comme le produit d’un savoir-faire éblouissant et comme l’expression parfaite du potentiel du groupe pour peu que l’envie lui prenne de s’atteler à de belles architectures pop sans heurts ni couronnes. Kaputt est en effet un disque étonnamment mainstream, loin, très loin d’une quelconque esthétique indie pop. Mainstream ne veut pas dire ici racoleur, l’esbroufe n’a pas voix en chapitre, bien au contraire
Les neuf titres qui composent le disque coulent d’un seul et même tempo, ou presque, un midtempo épuré dans ses brisures et nonchalant dans son verbe. « Chinatown » par exemple qui ouvre le disque, on jurerait avoir là une version de « Streets of your town » des Go-Betweens jouée dans un hamac, avachi. « Blue eyes » qui la suit laisse à entendre cette même pop en mode cruising, des mélodies proches d’une douce torpeur, presque somnolente mais toujours consciente. On pourrait appeler ça de la pop à vitesse d’homme, un homme rêveur et flâneur, un déambulateur zen. La sublime « Suicide démo for Kara Walker » par exemple, huit minutes de promenade dans le Philadelphie du Boss Springsteen, un Philly qui serait cependant délesté de ses violences, de ses peurs, de ses traumas, un Philly peut-être pas lumineux mais en tous les cas apaisé. On pourrait citer tous les morceaux d’ailleurs pour valider l’analyse, « Savage night at the Opéra » en serait l’exception avec son rythme un poil plus élevé, cet agencement simplement parfait des instruments et d’une voix parcimonieuse, un sommet. « Poor in love » serait un tube parfait pour le commun des groupes, sauf que ce groupe rêvé pour le public aurait coupé la longue montée de sève et aurait appuyé un peu plus le tempo au moment de l’emballement, la mélodie reste ici comme circonscrite, un sublime petit braquet.
Les échos ne manquent pas sur cet album, ils seront sans doute propices à la consternation mais tant pis. Il faut dire que l’habillage musical est copieux avec saxophone (en mode publicité pour le café), trompette, synthés venus tout droit des années 80 en mode AOP (Adulte Oriented Pop), des alliages piano/boite à rythme entendus chez Double (vous vous souvenez de « Captain of her heart » ?), un contrepoint féminin au chant récurrent au fil des titres, un coulis rythmique sophistiqué entendu dans les moments les plus soft du répertoire de Lisa Stansfield (fouyouyouyouye « Song for America ») et enfin les motifs de guitare à la Cock Robin (oulalalalalalalalala), on reste toujours à la limite du bon goût vous l’aurez compris mais jamais, je dis bien jamais, la bascule n’est fatale. Il faut parler de la voix de Bejar aussi. A vrai dire la première comparaison qui vient à nous est la trompette de Miles Davis, oui oui. Cette manière de laisser vagabonder ses mots sur une mélodie, onduler tout autour qui nous fait penser à ce bavardage génial du Miles, on est très loin de la rime riche tous les douze pieds.
Un Mot enfin, un chapitre, un monument, sur le dernier morceau de l’album, « Bay of pigs », déjà sorti l’an passé sur un Ep. (en version sensiblement plus longue, 13 minutes contre 11 ici, une minute coupée en début et fin de titre et prise sur l’espèce de bruit blanc tout mou qui ouvre et clôt la chanson). Que dire de cette chanson sinon que le disque, superbe jusqu’ici, gagne ici en éternité et en sommet. La chanson est un peu la somme de tout ce qui a été dit auparavant, de tous les noms et ambiances cités (on rajoutera les rythmiques clappés à la Jude et son « Rick James » sur l’un des couplets) de Cock Robin au saxophone aérien, de la trompette-virgule au chant tout en apesanteur qui tisse une sublime toile textuelle tout du long.
Cette chanson est un peu le sommet d’une carrière, le titre qui valide tout un parcours et toute la discographie du groupe, elle transcende tout ce que Destroyer a pu faire, tout ce qu’il fera aussi d’ailleurs peut-être. Ces mouvements consécutifs qui s’imbriquent les uns aux autres sans l’ombre d’une difficulté, ces gimmicks musicaux qui s’ajoutent méthodiquement sans s’annihiler, on tient là un chef d’œuvre (le mot n’est pas galvaudé) pop où l’inspiration dénote autant l’élégance et la sophistication qu’une sourde et distante mélancolie (qu’on sent d’ailleurs tout au long du disque, beauté et mélancolie font ici bon ménage) accompagne. Le texte est long, tantôt en rimes tantôt en prose, Béjar y développe quelques bouts de sa vie, présente et passée, comme un lointain souvenir qui jaillit en lui au moment de l’enregistrement, qui jaillit en nous à chaque écoute. Une madeleine de Bejar peut-être, un génie malgré lui.
Pour conclure on pourrait dire qu’au regard du parcours des deux groupes cet album de Destroyer est un peu leur Deserter’s song à eux (Mercury Rev, je dis ça pour ceux qui sont venus sur Culturopoing via une recherche Google sur Destroyer 666), un disque qui n’est pas dans la rupture avec les autres mais qui explore simplement une veine plus accessible de sa musique, la classic pop remplaçant ici le versant psychédélique de la bande à Jonathan Donahue. Kaputt est une splendeur épurée et apaisée, les amoureux des belles mélodies teintées de doux-amer y feront leur lit, de quoi somnoler des années encore.
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