Précédé par trois extraits prometteurs, le douzième album de Destroyer était, comme tous les autres, attendu avec autant de curiosité que d’impatience. Malgré son titre, ken, emprunté à Suede qui avait prévu d’intituler ainsi sa chanson « The Wild Ones », ce n’est cependant pas vers le milieu de la décennie 1990 et la poussée conquérante de la Britpop que regarde le nouvel opus de Dan Bejar et de ses acolytes, mais vers les années 80 voire juste avant, puisque des traces de l’influence de la période berlinoise de David Bowie y sont perceptibles en maints endroits (dans l’hymnique « In the Morning », ce sont même un peu plus que des traces) ; plus curieusement, l’oreille sera également chatouillée par la carrure d’une franchise qui n’est pas sans évoquer The Jesus and Mary Chain de « Cover from the Sun » ou par les guitares façon David Gilmour qui s’invitent dans « La Règle du jeu » sur lequel se referme le disque. La référence à laquelle on songe cependant le plus régulièrement est indiscutablement New Order, dont les harmonies aussi froides que dansantes et les lignes de basse lourdes d’une sombre énergie s’infiltrent partout, l’exemple le plus imparable étant sans doute l’inquiétant et musicalement brillant « Tinseltown Swimming in Blood ». Mais là où certains se seraient contentés d’une copie servile, Destroyer a su digérer cet héritage pour en faire l’aliment ambigu de son inspiration. Étrange album en vérité que ce ken dont la concision se démarque des élaborations plus amples auxquelles le groupe nous avait habitués (le magnifique Kaputt et ses chansons de six, huit ou onze minutes), tout comme sa sonorité plus directe, plus « brute » prend le contre-pied d’élaborations volontiers capiteuses, mais qui s’inscrit néanmoins parfaitement dans la lignée de ses prédécesseurs, comme d’ailleurs dans celle de ses sources, par son art de l’équivoque. Ondulera-t-on sur ces rythmes implacables qui semblent réclamer le mouvement ou se laissera-t-on engloutir par ces atmosphères traîtreusement cotonneuses ou suspendues ? On pourra tout aussi bien suivre les images que suscite la plume de Dan Bejar, ses visions effilochées oscillant entre notations parfois triviales (« And the bride just pissed herself », Sky’s Grey), souvent poétiques (« Colour of a star in the shape of a kite », Ivory Coast) mais pouvant également exhaler une ironie amère frôlant un désespoir mat (Sometimes in the World, La Règle du jeu), maniant l’illusion et l’allusion avec un raffinement consommé pour suggérer plutôt que décrire un monde gagné par la tentation du vide (A Light Travels Down the Catwalk, très belle réussite) ou les vortex aux relents subrepticement érotiques de la folie (Saw You at the Hospital tout en dépouillement fiévreux). Suivant le principe de l’abandon consenti formulé dans Stay Lost, on trouve largement de quoi s’égarer dans ce disque qui multiplie les faux-semblants et les pistes pour mieux accrocher l’auditeur tout en le semant. Ses lumières blafardes et ses cieux menaçants, ses brusques et brèves trouées de lumière jalonnent un parcours fréquemment scandé par le sentiment irrémédiable de la perte (« I was a dreamer/Watch me leave », « One look and you know that you’re gone », « Sometimes in the world the thing that you love dies/And you cry and you cry and cry », « Will I have to say goodbye to all this dirt ? ») dont la froideur des sonorités, l’effilement des mots et souvent de la voix tentent de maintenir à distance la brûlure. Cette pulsation inquiète dissimulée sous des apparences faussement lisses fait de ken un album troublant et labyrinthique, parfois aussi insaisissable que les lambeaux d’un rêve que le réveil dissipe sans qu’ils cessent pour autant de nous hanter.

 

Destroyer, ken 1 CD /1 LP Dead Oceans / Merge Records

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