Le mur a beau être tombé, un rideau de verre opaque et déformant continue de séparer de l’Est une Europe unie, (honni) soit qui mal y pense. Sous cloche, pour les publics, c’est la culture des poupées russes et les bons vieux violons tziganes qu’on importe, à la senteur de naphtaline au samovar. Le joli cliché de la musique des Balkans, de l’Est et des portes de l’Orient.
Vus d’ici les Anglo-Saxons dominent le monde de la musique comme ils dominent le monde sans portées[i]. Posant les rails qui guident le goût, ils tracent les nouvelles routes d’une culture de plus en plus marchande. Ainsi le Sziget festival à Budapest est-il devenu une énorme machine qui a exfiltré bon nombre de groupes indépendants qui représentaient la scène Hongroise. Exit les Machfel, Egy Kiss Erzsi Zene, Koraï Öröm, Zuboly, Chakra Hakers et autre Pop Ivan….pour ne citer que ceux-là. A la place, sous les bannières Coca Cola, on paye des dizaines de milliers d’Euro la prestation « no future plus que rentable » d’un Prodigy tandis que les radios de la libération se taisent une par une.
Et les esprits prennent le faux pli : pour l’idéologie dominante, différence entraîne hiérarchie, et cette dernière, l’ordre et son entropie qui réglera le sort de toute forme de dissidence. La transcendance artistique reste alors, malgré son conditionnement et les interdits, un moyen de clémence et de réconciliation universelle.
« Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? »[ii].
A la chute du mur, l’Arménie est une des premières républiques à devenir indépendante. Elle a toujours été proche de la Russie, et les griffes de l’Ours sont bienveillantes avec elle. Il faut dire que sa position est stratégique. Enclave séculaire, le pays est un prodigieux carrefour de civilisations, planté aux pieds de l’Ararat, la montagne de l’Arche de Noé, le long de la route de la Soie. Le pays a résisté à toutes les invasions, créé son propre alphabet au IVième siècle[iii], et est le premier royaume état à se convertir[iv] à une hérésie qui est devenue le christianisme. Il suffit aux voyageurs qui traversent la plaine à 800m d’altitude, de se tenir face aux volcans qui culminent, sans la moindre montagne autour, à plus de 5000 m, pour sentir toute la tension tellurique de la scène, qui provoque un mysticisme atavique.
Mother Land est le dernier album du groupe Deti Picasso[v], et sans aucun doute l’aboutissement d’une longue route.
Elle commence à Moscou vers la fin des années 90, quand un frère et une sœur, Gaya et Karen Arutyunyan, décide de former le groupe. Entre eux deux, il y a un lien puissant qui leur fait considérer, qui, le jeu de guitare de l’un, qui, la voix si originale de l’autre, avec admiration. Le premier album, Mesyac Ulibok crée l’évènement en Russie et le groupe se fait remarquer. Leur notoriété naissante les porte jusqu’à ouvrir à Moscou les concerts de Depeche Mode et Massive Attack. C’est avec leur deuxième album, Ethnic Experiment qu’ils prennent le virage d’une musique plus identitaire. Les mélodies sont arméniennes. Le répertoire est celui du folklore des villages et des campagnes. Une musique toute populaire, à ceci prêt, et c’est un particularisme, qu’on la retrouve retranscrite dans la culture classique[vi]. Une horizontalité assez rare, ce qui fait voyager le curseur de l’œuvre d’un bout à l’autre du spectre. Un exemple avec Hampi Takis un air de l’opéra de Tigran Levonyan, « Anouch ». Le livret célèbre les amours d’un berger dans les montagnes. Les reprises de cette chanson nous emmènent de l’opéra classique donc, jusqu’au « Rabiz », genre musical à la chemise ouverte sur boîte de nuit, néons et pierres précieuses.
Depuis 2007 le groupe s’est reformé à Budapest. L’année suivante sort Turbo Mairick[vii], qui explore toujours un peu plus, tout en le revisitant, le folklore. Peu après, le combo prend un nouveau bassiste Hongrois, Arpad Vajdovich et une violoniste, Ellina Kharchadurian. Jusqu’en 2011 les concerts s’enchaînent dans toute l’Europe. Si de grands festivals les programment, comme Rock For People en République Tchèque, le Sziget en Hongrie, FMM au Portugal, en France ils ne feront qu’une apparition confidentielle à la fête de la Musique de Thionville (sic) et au festival les Trinitaires de Metz. Drôle de dichotomie qui refait la logique Nord Sud sur d’autres lignes de fuites….
Deti Picasso est une histoire de famille, comme Sly Stone le chante (mais pas Stone et Charden). Chez les Arméniens cela porte un nom : ընտանիք (yntanik), la famille.
Installés à Budapest, Gaya, Sandor Korlov[viii] et Keren peinent à poursuivre l’aventure. Malgré le magnifique projet du double album « Kay » et « Garda »[ix], une extrapolation du très populaire conte en Russie de la Reine des Neiges d’Handersen, le groupe s’est essoufflé. Gaya et Karen se consacrent à leur duo Watican Punk Ballet jusqu’en 2014. Karen affine son style en multipliant l’utilisation de l’archet électronique (e-bow) et se perfectionne dans l’art du Shevi, une flûte arménienne.
Et puis enfin, jamais éteint, Deti Picasso renaît de ses cendres dans une nouvelle formation. Autour de Gaya et Karen : Anasztazia Ravaljajeva, harpiste, et Arnon Porteleki[x], batteur.
Les premiers pas du groupe en concert sont si enthousiasmants que l’album devient une évidence. Il sera auto produit par souscription. Le son et les compositions sont sans équivalents dans l’histoire des enfants de Picasso. Tout en nuances profondes, l’album est une déclaration d’amour à la terre, à la mère nourricière, bien plus qu’à une patrie perdue. La condition humaine est dépeinte simplement. Deux chansons feront notre lapin blanc…
« Horovel
Travaille ta terre, creuse les trous
Mon taureau, mon frérot,
Travaille la terre
Horovel, horovel jan…
Tire, tire,
Je me sacrifie pour ton épaule,
Mon taureau, mon frérot,
Horovel, horovel, horovel jan »
Horovel est un mot intraduisible en français. Horovel est le mot que le laboureur lance à la bête qui tire le joug de la charrue qui laboure la terre.
Introduction en forme de chœur grégorien, soutenu par la voix de Karén qui multiplie les apparitions au chant sur cet album.
Arpedj jan…horovel.
Quand vous marchez dans la rue en Arménie on peut vous interpeler, « Arpedj !», frère ! C’est Gaya qui poursuit avec le Bel Canto[xi] sur des nappes de plus en plus néo-psychédéliques, soutenues par la rythmique massive de Porteleki avant les notes suspendues au violon d’Ellina Kharchadurian. Soudain, à la fin, quelques mesures dignes de la plus pure boucle de pop anglaise, où l’on s’attendrait presque à entendre débarquer la voie de Bono. Puis le morceau replonge tel un martien pêcheur dans les profondeurs de la gamme orientale. (Votre cerveau peut essayer de vous jouer des tours, il faut bien lire un martien, l’habitant de la planète Mars…).
Mais l’exemple le plus poignant est Bahti Berumob, le Tango Armenien. Le Tango ou ce sentiment unique de la nostalgie joyeuse, de joie dans les larmes.
« Si on pense que je suis née par hasard,
Par hasard j’ai construit ma maison,
Par hasard j’ai eu un enfant,
Par hasard je suis allée ailleurs,
Devenue amie… »
La chanson est le climax de l’album, décliné en deux parties. Elle a été écrite et chantée à l’origine par leur mère, disparue il y a 8 ans.
« Par hasard j’ai décidé
Écrire ma chanson…
Et l’offrir à celui qui pense
Que je suis née par hasard… »
La vie, au mieux de sa compréhension pour les plus grands esprits scientifiques, n’est en effet rien de plus qu’une combinaison de hasards et de déterminismes. Un « ni dieu ni gêne », mais toujours la voie de travers d’une combinaison dialectique.
« Par hasard j’ai décidé…. »
Magnifique oxymore qui termine….
« D’écrire ma chanson. »
C’est sa voix qui vient dire l’émotion de la transmission, et la fragilité de l’être à la fin de Mair Chka et Ah Nezlis.
Engagés à leur manière, comme « nous sommes embarqués » [xii] l’album est dédié à la mémoire de leur mère. Les 100 secondes de silence, à celle des massacres et déportations de masse de 1915.
Tout l’album pourrait tenir à cette déclaration d’amour malheureux, éternel et rempli d’un espoir indicible.
Bahti Berumov barekan…
« Voilà. Voilà toute l’histoire. L’histoire des êtres humains à qui on avait promis une terre où ils pourraient vivre en paix. Une terre qui serait à eux, tant que l’herbe pousserait, que le vent soufflerait, et que le ciel serait bleu. »[xiii]
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[i] De la partition bien sûr.
[ii] Déclaration d’Hitler aux commandants en chef de l’armée allemande le 22 août 1939 pour les « rassurer » quant à son plan pour les Juifs (les Tziganes, les homosexuels, les communistes…)
[iii]Ce qui aujourd’hui est pour les linguistes la trace la plus récente d’invention d’une écriture
[iv] L’église arménienne est orthodoxe, apostolique avec son propre Patriarcat.
[v] Les enfants de Picasso en Russe
[vi] Principalement par le travail de Komitas, moine orthodoxe ethnomusicologue qui collecta les chants populaire
[vii] Mayrik c’est la mère en Arménien
[viii] Manager du groupe et programmateur au A38
[ix] Deux albums un « Kay » pour les garçons, l’autre « Gerda » pour les filles.
[x] Fils de Laszlo Porteleki violoniste du groupe Muzsikas (récompensé d’un Grammy Award)
[xi] Le bel canto ou belcanto (en français, le « beau chant ») désigne en musique classique une technique de chant fondée sur la recherche du timbre, mêlant virtuosité vocale et utilisation d’ornements, de nuances et de vocalises sur une tessiture la plus étendue.)
[xii] Exergue finale des Ailes du Désir de W. Wenders, 1987
[xiii] Final de Litte Big Man, A.Penn 1972
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Le Soundcloud du groupe pour découvrir l’album
Le Lien pour télécharger l’album
La page Facebook du groupe
Remerciements : Emmanuel « Horovats » Koutoudjian et Nana Simonian
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