L’ensemble baroque MusicAeterna, qui nous avait transporté avec sa relecture survoltée de Didon et Enée de Purcell arrive là où nous ne l’attendions absolument pas en s’attaquant à la musique symphonique du XXe siècle. Leur interprétation fiévreuse et tragique de la Symphonie n°14 de Chostakovitch ne se contente pas de servir cette partition au souffle métaphysique ; elle fait littéralement corps avec elle, s’imposant d’emblée comme l’un des chocs musicaux de l’année 2010. La direction de Teodor Currentzis vient une nouvelle fois bousculer les idées reçues concernant la musique baroque et témoigner de sa propension à ouvrir des horizons insoupçonnés, vers une inspiration singulière et novatrice. En osmose avec la souffrance du compositeur, MusicAeterna la retranscrit de façon presque alchimique.
Comme toutes les grandes œuvres de crise, quelle que soit la forme artistique qu’elles empruntent, la Symphonie n°14 est une œuvre de peur, d’une peur palpable et communicative, génératrice du sublime, ce sublime burkien qui nous approche du gouffre. Le philosophe irlandais l’exprimait en ces termes : « Tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger, c’est-à-dire tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source de sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir ». C’est donc cette même frayeur du vide, cette angoisse existentielle qu’exprime Chostakovitch et qui s’immisce par tous les pores de la peau, suscitant chez l’auditeur les intenses frissons d’une indicible émotion, et le ramenant à ses propres doutes. Plus que d’offrir une simple ouverture, par ses premières notes presque étouffées, la Symphonie n°14 émerge du silence, de l’ombre, pour enfin y rentrer à nouveau. Peu avant sa composition, le compositeur écrivait à son ami proche Isaak Glickman : « Demain, j’aurai 62 ans. A cet âge les gens aiment à faire des coquetteries et quand on leur demande : « si vous deviez naître une seconde fois, voudriez vous revivre ces 62 ans ? De la même façon ? » Ils répondent : « bien sûr, j’ai parfois échoué, j’ai parfois été malheureux, mais dans l’ensemble je referais la même chose ». Moi si on me posait la question, je répondrais : « non ! Mille fois non ! ». De cette période de marasme naît une atmosphère particulièrement tourmentée, dépressive, fragile, presque fissurée. L’influence du War Requiem de Benjamin Britten, auquel la symphonie est dédiée, est indéniable mais ses sublimes dissonances symphoniques accompagnées du célesta, le va-et-vient entre calme et violence rappellent plus encore le Bartók de Musique pour cordes, percussion et célesta, tout comme l’utilisation des cordes et des voix font rimer sacré et vertige du précipice avec une virtuosité comparable à celle d’un Penderecki.
Hantée par le doute, la culpabilité et les conséquences d’années d’emprise stalinienne; la symphonie n°14 se compose de 11 mouvements pour onze poèmes mis en musique et unifiés par un même thème : la mort. Dans cette œuvre majeure du XXe siècle, il faudra sans doute rechercher les traces d’espoir, les saisir au vol dans le seul poème exprimant une certaine joie, le « O’delvig » de Wilhelm Kückelbecker. « Mon cœur me fait si mal » chante la Loreley d’Apollinaire comme si les poèmes choisis par Chostakovitch (Garcia Lorca, Rilke, Apollinaire, et Kückelbecker) servaient de porte parole à sa propre douleur. Il fait sienne l’harmonie du vers ; son paysage intime s’exprime magnifiquement par les mots des autres, la mélodie du poète se fondant à sa prose musicale. « La mort est grande. Nous sommes à elle, la bouche riante. Lorsque nous nous croyons au sein de la vie, elle ose pleurer dans notre sein » (Rilke). La plainte du violon s’élève, doublée par d’autres cordes avant que ne fasse irruption la voix de basse pénétrante et enveloppante de Petr Migunov – amplifiée par la vibration profonde de la contrebasse – comme venue de l’au-delà psalmodiant le « De Profondis » de G. Lorca. « Les cents amoureux dorment à jamais sous la terre sèche ». L’effet de rupture permanent, les contrastes rythmiques, l’alternance de la basse et de la soprano viennent traduire les multiples expressions du désespoir : tristesse renfermée ou éclairs de fureur, mélancolie ou folie, spleen ou fureur. Chostakovitch adopte une construction très opératique lorsqu’une Julia Korpacheva échevelée vient briser le calme angoissé du premier mouvement qui matérialiserait le dialogue intérieur, en une violente entrée en scène. Tantôt lancinant, tantôt emporté, le rythme changeant retranscrit tel des variations cardiaques l’instabilité de l’esprit. Il insuffle sur le mouvement n°4 une envoûtante amertume qui rappelle le Luonnatar de Sibelius, transcendée par la puissance du vers apollinien (« Trois grand lys, trois grands lys sur ma tombe sans croix. Trois grand lys poudrés d’or que le vent effarouche. Arrosés seulement quand un ciel noir les douche. Majestueux et beaux comme sceptres des rois ») ; tandis que le tempo de « Malagueña » évoque plus l’ironie de la danse macabre, le célesta venant ajouter une connotation enfantine au 6e mouvement. La supplique poignante de la Loreley engageant un dialogue avec l’évêque qui va la condamner – magnifique duo – qui se termine sur la douceur mélancolique du violoncelle et du célesta accompagnés du glas qui la voit plonger dans le Rhin, compte parmi les moments les plus intenses de cette symphonie.
Pour cette œuvre funèbre et lunatique, la douleur chostakovienne s’incarne naturellement dans l’interprétation de MusicAeterna, tour à tour épurée et flamboyante, transcendée par les voix possédées de Julia Korpacheva et Petr Migunov. Tout en dychotomie et en oxymore, l’obscure clarté du compositeur transparaît dans toute l’authentique splendeur de son désespoir, entre éblouissement et plongée dans l’obscurité.
Dimitri Chostakovitch – Symphonie n°14 – Musicaeterna sous la direction de Teodor Currentzis. Julia Korpacheva (soprano) et Piotr Migunov (basse). Edité par Alpha
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