Drake – « Dark Lane Demo Tapes »

Non content d’avoir déjà dégainé début avril, Toosie Slide, le premier hit 100% estampillé confinement (dimension accentuée par un homemade clip à la démesure de son aura), Drake dévoilait une petit surprise vendredi 1er Mai. Une mixtape composée de 14 titres intitulée Dark Lane Demo Tapes. Publication stratégique (quasiment quatre ans jour pour jour après son plus gros succès, Views) doublée d’une seconde annonce événement : la sortie l’été prochain d’un sixième album. Machine de guerre en termes de communication, omniprésent sur les différents réseaux et canaux, Aubrey Graham de son vrai nom (et ses équipes plus ou moins dans l’ombre), ne cesse de se donner les moyens de rester en haut de l’affiche, ce qui contribue à expliquer la longévité de son règne (bientôt dix ans) au sein d’une discipline régulièrement changeante. Créer la tendance ou l’imposer au premier plan, sont deux options chère au rappeur canadien, devenu par la force des choses la plus grosse Popstar (en 2020 ce n’est plus un gros mot) de l’Histoire du hip-hop américain. Artiste musical le plus écouté par l’auteur de ces lignes depuis sa découverte en début de décennie passée, il n’en demeure pas moins sujet à quelques mises au point en préambule. En deux disques, rapidement considérés comme incontournables (Take Care et Nothing Was the same), il aura défini les contours d’un rap chanté aux sonorités multiples. Morceaux alternativement festifs (HYFR), introspectifs (Started From the Bottom) mélancoliques (Marvin’s Room, Doing it Wrong), séducteurs (Hold On We’re Going Home), offensifs (Worst Behaviour), déférents (Wu-Tang Forever) au service d’ensembles diablement accessibles et miraculeusement cohérents. La suite se constitue de deux blockbusters à la fois décevants et passionnants (Views et Scorpion). Le premier soutenu par une flopée de tubes imparables (Hotline Bling, God’s Plan, One Dance, Controlla) gagnait en efficacité immédiate ce qu’il perdait en incarnation et en profondeur, quand le second s’avérait dévoré par son ambition (double album trop long, parcouru de fulgurances du type Mob Ties). Malgré eux, l’un et l’autre attestaient d’une évolution notable dans leurs conceptions, où primait la nécessité de trôner sur le game, quitte à peu réinventer la recette. Prise en compte également de bouleversements liés à la consommation musicale à l’ère du streaming, où la notion de format tend à s’effacer. À l’arrivée, les projets moins attendus, tels que la mixtape If You’re Reading This It’s Too Late (2015) et la playlist More Life (2017), offraient des perspectives nettement plus excitantes et aventureuses. Trêve de digressions, que nous a inspiré ce premier cru annuel ?

Sensiblement plus court (50 minutes) que tous les opus post-So Far Gone (2009), Dark Lane Demo Tapes excite de prime abord par sa concision, laquelle favorise l’envie de réécouter l’entièreté du contenu et non pas les seules pistes éventuellement plus accrocheuses. Lancé par un Deep Pockets, qui provoque un certain sentiment de stupéfaction, serait-ce la meilleure entrée en matière depuis l’insubmersible Tuscan Leather (2013) ? Instrumentale aussi troublante qu’obsédante (que dire de cette boucle floue et entêtante) sur laquelle l’artiste rappe avec une insolente aisance avant de laisser s’échapper quelques notes chantées.  » Now we rollin / Yeah then we rollin’, then we rollin’  » nous répète-t-il sur ce premier titre, vif et planant. À l’autre bout du chemin, en conclusion, War, freestyle dévoilé fin 2019, produit par l’anglais Axlbeats (l’un des principaux importateurs des tendances drill UK aux USA, il a notamment collaboré avec Travis Scott pour GATTI, présent sur Jackboys). Disstrack élégant et subliminal (rivaux et anciens compagnons de route prennent quelques coups), démonstration de force technique (énième preuve de son aptitude à adapter ses atouts, s’adapter à de nouvelles sonorités) mais aussi retour à une certaine épure musicale, à une sobriété délestée d’esprit de calcul quelconque. Entre ces deux pôles, Drake navigue entre les styles et les atmosphères, expérimente ses flows (il reprend à son compte le mythique Superman d’Eminem sur Chicago Freestyle), invite des têtes d’affiches actuelles (Future, Young Thug, Chris Brown) et d’autres possiblement en devenir (Fivio Foreign, Playboi Carti). Toosie Slide mis à part, seule véritable résurgence pop, le projet ne recherche pas la séduction immédiate, préférant afficher une noirceur inattendue, la fameuse Dark Lane qui donne son nom à l’ensemble. Morceaux révélés par clips ou via Soundcloud au cours des derniers mois, extraits teasés sur Instagram, chutes de travail et inédit cimentent une démo étonnamment homogène. Impression étrange de retrouver lointainement les ambiances insaisissables et en même temps identifiables d’un Take Care, érigé au rang de classique presque malgré lui. S’apprécie alors une œuvre objectivement mineure en termes d’intentions (sauf à considérer qu’offrir un panel de ses nombreuses capacités est un objectif majeur à ce stade de sa carrière), loin d’être dénuée de motifs d’enthousiasmes. Envies conjointes de recoller aux basique (comme en témoigne les nombreux freestyles disséminés) et d’expérimentations discrètes, (sans fondamentalement redéfinir son ADN sonore), de rester au centre de l’attention et laisser malgré tout la place à d’autres (les performances de Fivio Foreign et Sosa Geek sur Demons, autre production drill, cette fois-ci concoctée par JB Made It, par exemple). Ces quelques paradoxes achèvent de dessiner un tout, moins prévisible, plus sophistiqué qu’il ne peut en avoir l’air.

Avant de conclure, évoquons la collaboration la plus stimulante du projet, D4L, celle qui réunit, l’un de ses acolytes préférés (Life is good, a déjà marqué le premier trimestre de l’année), Future (également présent sur Desires, dans une veine nettement plus mélancolique) mais aussi, pour la première fois, Young Thug. Un trio de choc rassemblé pour découper comme il se doit une production aux accents de trap futuriste signée Southside (un nom qui sera familier pour les auditeurs de Gucci Mane, déjà à la manœuvre sur Both en 2016) cela même si le nouveau venu Thugger doit se contenter d’un rôle plus secondaire. On se plaît maintenant que la connexion est faite, à espérer prochainement une association plus équilibrée entre le 6 God et l’auteur de Stoner. Dark Lane Demo Tapes constitue-t-il une simple parenthèse, une transition en attendant le futur album ou bien les prémisses de ce sixième opus fraîchement annoncé ? Une réponse viendra dans quelques semaines, mois… Pour l’heure, il rappelle qu’aussi puissant soit-il, Drake n’est désormais jamais aussi bon que lorsqu’il se détache d’un esprit de compétition, qu’il avance délesté de toute pression…

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A propos de Vincent Nicolet

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