Kent, la mémoire de vaincus.
Référence au magnifique roman historique de Michel Ragon, cette mémoire me semble très bien convenir pour démarrer cette chronique. Il vaut mieux sous certaines dominances, être du côté des vaincus si on a une conception humaniste des choses. L’humain ne cesse d’être la préoccupation du chanteur, qui ne sera jamais mieux servi que par quelqu’un d’autre, quand il écrit et compose pour la chanteuse Enzo Enzo, « Quelqu’un De Bien ».
Kent chante la probité comme liberté. Va-nu-pieds au milieu du bruit de bottes, le chanteur qui n’aurait jamais imaginé à vingt ans être toujours, quarante ans plus tard, la guitare en bandoulière et le micro en prolongement de lui-même.
Depuis qu’il a commencé avec Starshooter, chaque album est pour Kent une façon de dresser la table d’un bilan, celui d’un quotidien simple et sans évidence toute faite. Témoin et jamais complice, le chanteur dessine pour un chemin singulier dans la chanson française. Quand, à l’âge de dix-sept ans, je scandais nouvelle vague, Kent au sein de Starshooter chante « en chantier » « assis sur la barrière » en « otage dollar ».
L’époque est punk, épique et colle et gramme. Là où certains groupes s’enfoncent dans la noirceur, Starshooter scande haut et fort que c’est la nouvelle vague, sans paradis artificielle, sans illusion superficielle mais aussi sans mémoire. Quand les cœurs plongent dans le mineur, on sent bien les dents grincent plus qu’elles n’en pincent pour l’époque. Ce recul témoigne déjà de celui du chanteur pour une vue bien plus large du monde qui l’entoure. Ainsi n’en va-t-il pas autrement quand, en 1991, il part d’un kilomètre pour atteindre à l’éloignement progressif des choses. Un processus qui se rapproche de celui de l’entropie, destin naturel de ce qui est.
Lyonnais d’origine, de fait parisien depuis et conteur des contours, Kent trace donc une route en dehors d’un paysage musical bien standardisé jusqu’à l’excès.
Interview
Comment as-tu pris ton pseudo, Kent ? Kent Hutchinson puis Kent Cokenstock, d’où viennent ces transformations ?
Le pseudo est une manière pratique d’assumer une double existence. Il permet de distinguer la vie publique de la vie privée, de préserver sa famille des avatars de la renommée. J’ai toujours trouvé cela plutôt sain. Malheureusement, depuis Internet, il suffit de quelques clics pour qu’un curieux connaisse ma véritable identité. Dommage.
Le passage de Hutchinson à Cokenstock est d’ordre administratif. Lors de mon inscription à la SACEM, il s’est révélé qu’il y avait déjà un vrai Kent et un vrai Hutchinson parmi les auteurs-compositeurs. J’ai pris Cokenstock en référence à Tintin. Bien sûr, j’aurais pu choisir Jean Blaise ou Paul Colibri, par exemple, mais dans Starshooter, ça nous amusait de s’affubler de noms américains caricaturaux. On perpétuait la tradition des Johnny Hallyday, Eddy Mitchell, Dick Rivers et autres…
Maintenant si j’avais su que je chanterais encore sous le pseudonyme de Kent à 60 balais, j’y aurais réfléchi à deux fois !
Tu as commencé à la fin des 70’s en plein mouvement punk, qu’est-ce que cela représentait pour toi alors, le punk ?
Pour moi, ça sonnait comme le cri de ralliement de tous ces jeunes européens et américains qui se lançaient sur scène pour dégager les pop stars en limousine, coupées de la réalité du trottoir. Je n’analysais aucunement les différences fondamentales entre les punks anglais, les punks américains et nous. Je mettais tout dans le même sac. Cette explosion musicale m’exaltait. Starshooter s’est découvert punk dans un article de Rock’n’Folk consacré au genre et dans lequel on était cité. Punk ? On ne savait pas vraiment ce que cela signifiait, mais ce fut une belle opportunité pour nous. On n’a rien changé à notre musique, à notre mode de vie ; on était plus sportif que destroy, plus ironique que nihiliste, mais malgré cela, on était en phase avec ce qui se passait.
Comment as-tu fait ton éducation musicale, comment as-tu appris la guitare ?
Aux cours du soir du club Léo Lagrange de mon quartier. Un prof, une douzaine d’élèves, 10 lignes de bling, 10 lignes de blong ! Dès que j’ai su les accords nécessaires pour composer, je suis parti. J’étais très présomptueux à l’époque. Je regrette de n’avoir pas été plus assidu, j’ai des lacunes musicales qui m’embarrassent.
Qu’as-tu appris de la société à laquelle tu appartenais, et quels sont les grands changements avec celle d’aujourd’hui ? (Tu as 3 heures, des brouillons à ta disposition ! C’est parti !)
La société dans laquelle j’ai fait mes classes mettait en pratique la révolution des mœurs héritée de mai 68. Je n’analysais rien, j’étais un jeune chien fou qui en profitait au mieux. J’avais une conscience sociale, mais j’étais apolitique parce qu’ignare en la matière. On écoutait enfin les jeunes, les filles prenaient la pilule, l’amour libre était au coin de la rue : génial ! Tout n’était pas à vendre, tout ne s’achetait pas. Le profit avait mauvaise réputation. Il fallait meubler l’ennui avec l’imaginaire, toutes les distractions n’étaient pas à portée de main. La rareté nourrissait le désir. La France ronronnait sous Giscard, la découverte de l’underground et sa « paraculture » comme on disait à l’époque, fut vitale pour moi. Le rock était sa bande-son et n’était pas encore une institution. C’était un monde vivace et passé sous silence parce que de mauvaises mœurs, un terrain vague culturel qui échappait à la labellisation. Tout n’était pas permis dans la société, il y avait des interdits à transgresser et c’était jouissif. Ça demandait de l’audace et de la malice. Je me suis construit avec ça.
Et puis la transgression est devenue tendance, peut-être grâce ou à cause du mouvement punk. À réfléchir… On a versé progressivement dans l’outrance pour l’outrance.
La société est devenue plus permissive parce que c’était bon pour l’économie. Qu’importe le scandale, pourvu qu’on ait le pognon. On est rentrés dans une spirale frénétique de consommation. Il faut absolument remplir tous les recoins de nos vies par des dépenses. L’interdit, c’est l’inaction sans profit. Il est recommandé d’être dans l’action permanente, quitte à gesticuler pour rien. Toute remise en question de ce système, si elle ne sert pas à le rendre plus efficace, est assimilée à une perte de temps, une déviance d’intellos caricaturés à l’envie. On est assujetti aux sondages et aux statistiques, aux questionnaires avec cases à remplir. Les nuances sont gommées au profit des normes de rentabilité. Les algorithmes éradiquent le hasard, source essentielle d’étonnement et d’inédit. Nous ne sommes plus bons qu’à servir le PIB. Même la culture doit se déclarer une industrie juteuse pour justifier de son existence.
Tout est permis, rien n’est possible. Dans la société d’aujourd’hui, la censure est moins le fait de l’État que celui d’individus en mal d’autorité et de reconnaissance.
Au XVI siècle le discours de la servitude volontaire de la Boétie décrit comme on ne l’a jamais fait le joug auquel les peuples se soumettent au détriment de leur liberté. Qu’est-ce qui fait d’après toi que certains d’entre nous ne cessent d’obéir aux règles et servir là où d’autres ne chercheront que de s’en affranchir ?
Je suis bien en peine de le savoir ! Je constate simplement que tout le monde ne sait pas vivre avec la liberté. On ne peut même pas mettre en cause le milieu social ou éducatif car, dans une même famille, deux frères ou sœurs peuvent se conduire de manière diamétralement opposée face à l’autorité. Il en est ainsi depuis les premières tribus, je suppose.
Quelles sont les règles du système que tu as voulu fuir et comment tu t’es débrouillé ? (Je crois que tu refuses d’être sur les plateformes de téléchargement ? Je me trompe ? (Tu es bien sur iTunes store) Bref comment fais-tu ta place dans ce monde ?
Je ne sais pas ce que tu entends par « système ». Le système politique du pays ou le système de fonctionnement de l’industrie musicale ?
Dans les deux cas, je fais le distinguo entre le compromis et la compromission. Je suis prêt à des concessions si j’y trouve mon compte sans distordre mes désirs profonds et une certaine intégrité. Quand ce n’est pas possible, je retourne dans la marge où je n’ai jamais coupé les ponts.
Au début j’ai refusé d’être sur les plateformes de streaming. Par contre, je n’ai pas refusé les sites de téléchargement qui reversaient convenablement les royalties aux artistes. Un album téléchargé rapporte à peu près autant qu’un album vendu en magasin. Il n’en va pas de même avec les plateformes dédiées au streaming qui s’apparenteraient plus à des juke-boxes gigantesques qu’à des disquaires. Le streaming s’est bâti sur un vide juridique à propos d’un système de diffusion sans précédent. La proposition était séduisante : toute la musique (et les films) du monde à la portée de tous d’une simple pression du doigt. Comment y résister ? Cela s’est mis en place sans consultation avec le monde artistique. On a été mis devant le fait accompli. Sans notre musique, YouTube, Spotify et compagnie n’existeraient pas, mais ils nous reversent des clopinettes après des calculs fumeux.
Hormis les disques de mon Intime Collection, vendus uniquement en CD sur mon site, tous mes albums officiels sont désormais disponibles en streaming parce que c’est en passe de devenir le principal moyen de diffusion de la musique. Même Paul McCartney et Jean-Jacques Goldman ont cédé, c’est dire !
Pendant le confinement tu as chanté une chanson tous les jours sur ton Facebook ; quel sens donnes-tu à cette démarche ?
Je voulais donner un peu de plaisir aux gens durant cette période compliquée. Je suis chanteur, je chante. Qui le souhaite m’écoute.
Mais j’avais aussi très envie depuis quelques temps de jouer des titres délaissés et des reprises qui me tiennent à cœur. Un répertoire de tournée est toujours frustrant. On a envie de privilégier les nouvelles chansons et, même si j’en tiens compte au minimum, il faut aussi y inclure les « tubes » ; il reste peu de latitude pour les surprises, à moins de jouer 40 chansons par soir, ce qui me paraît excessif.
Tes projets à venir ?
Je n’en ai pas, je suis en vacance de projet. Avant le virus, j’avais prévu que 2020 soit une année sabbatique, elle le reste. Je me refuse tout projet. Sur Facebook, j’ai émis l’idée d’une tournée « Itinéraire bis » où je n’interpréterais que des chansons injustement délaissées et aucun titre connu. Ça serait parfait pour faire des salles à moitié vides comme le préconise les mesures d’hygiène !
Peux-tu me donner une chanson (pas de toi) pour chaque moment suivant : une chanson pour faire l’amour, pour partir en guerre, pour refaire le monde et pour danser.
Pour l’amour, « Love to love, baby » par Donna Summer ; pour la guerre, « Le déserteur » par Boris Vian ; pour refaire le monde, « Phoenix (il y aura un matin) » par Catastrophe ; pour danser, « Lady Marmelade » par Patti Labelle
La dernière question : qu’est-ce que tu peux dire avec la musique que tu ne peux pas dire avec simplement des mots ?
La musique est une langue animale qui ne pose pas de questions, mais qui donne les réponses qu’on veut bien y entendre. Elle parle aux poils plutôt qu’au cerveau. J’écris un texte comme j’écrirais une partition, avec la musique que les mots induisent. Si j’avais été un excellent musicien, peut-être n’aurais-je jamais écrit un vers.
Merci !
De rien !
https://kent-artiste.com/musique-album.php?lang=fr&albu_id=34
https://www.editions-delcourt.fr/serie/elvis-ombre-et-lumiere.html
Photo illutrant l’interview : © Frank Loriou
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