Sandra Nkake. En concert[1] avec son album Tangerine Moon Wishes (sorti chez PIAS).

Sandra Nkaké est une artiste rare. Rare par son histoire, rare par ses expériences et par son talent. Rares sont ceux qui ont un parcours artistique comme le sien.

« Une poussière dans l’espace »[2]

Imaginé « comme un bivouac en fin de randonnée »[3], l’album de Sandra Nkaké est un bel instant de dépouillement à vivre, de par la sincérité particulièrement touchante de cette artiste, qui joue au-dessus des frontières.

Née en 1973 à Yaoundé au Cameroun, Sandra Nkaké est la preuve que les métissages sont les plus belles preuves d’humanisme. Il faut remonter aux origines grecques du mot pour en découvrir toutes les arcanes. La «mêtis» est une stratégie de rapport à l’autre et à la nature qui repose sur la ruse et l’intelligence.

De ses conversations avec son cosmos, Sandra Nkaké tire une œuvre qui touche de plus en plus à l’universel, parce que d’autant plus personnel. En 1984, elle suit sa mère qui s’installe à Paris pour travailler à l’UNESCO, avant de rejoindre la maison d’édition Présence Africaine. La jeune femme peut ainsi laisser grandir sa conscience poétique et politique, et multiplie les expériences artistiques avant de sortir son premier album solo en 2008, Mansaadi.  

Mais rien ne saurait fixer un électron libre. Pour 2010 et 2014 seules, on la retrouve dans deux productions du cinéma indépendant, en ce qu’il a de meilleur :

et

Pour son concert à la Source (Fontaine, Isère) Sandra Nkaké s’est prêtée au jeu de l’interview :

Vasken Koutoudjian : Qu’est-ce que l’art pour vous ?

Sandra Nkaké : Emouvoir les gens, se questionner sur comment vivre ensemble, construire une société dans laquelle chacun aura sa place. Essayer collectivement de se poser des questions, c’est comme ça que je l’envisage.

VK : Quelle est la principale difficulté à laquelle vous êtes confrontée en tant que musicienne ?

SN : C’est de surmonter mes doutes, une difficulté que nous rencontrons tous, quel que soit notre métier. Mon instrument est dans mon corps, pour l’entretenir je dois entretenir mon esprit. Je dois toujours me rappeler que je ne fais pas de la musique pour faire de la musique mais pour provoquer quelque chose. J’ai envie de créer une agora, que les gens se rencontrent à mes concerts.

« Nous sommes dans une société très binaire pour laquelle il y a les hommes et il y a les autres. »

 

VK : Du coup quelles sont les plus grandes difficultés que vous rencontrez en tant que femme ?

SN : Justement, le fait d’être considérée comme l’autre. Nous sommes dans une société très binaire pour laquelle il y a les hommes, et il y a les autres. Donc on va régulièrement mettre en question mon opinion, me demander de me justifier. Je sais que je suis assez privilégiée par le milieu dans lequel j’évolue. Pourtant je fais face, avec mes collègues, à des situations absconses dans lesquelles il n’y a pas de respect.

VK : Cela n’arrive pas uniquement aux femmes…

SN : Oui mais c’est amplifié quand on en est une. Que vous soyez femme, homosexuel ou transsexuel, on doute de votre parole et il va vous falloir argumenter plus. Vous avez tellement de réflexions sur des sujets qui n’ont aucun intérêt, comme vos habits, que cela crée au quotidien une violence permanente qu’il faut contrecarrer, rééduquer.

VK : Pour aller plus loin, quelle est la principale difficulté à laquelle vous êtes confrontée en temps qu’être humain ?

SN : Essayer de comprendre certains de mes congénères qui décident de nourrir la peur et la haine de l’autre. C’est quelque chose qui touche à mes limites intellectuelles. Je n’arrive pas à le comprendre. Je comprends comment la haine se construit mais je ne comprends pas philosophiquement son but. Je n’arrive pas à m’y résoudre. Evidemment le monde est très dur, mais il y a des humains formidables. Je vis dans un quartier où des gens dorment dans la rue et il faut vivre avec ces tensions sociales. Elles infusent partout. Par exemple dans l’agriculture on a suivi un modèle intensif pendant 30, 40 ans et on demande aux agriculteurs de s’adapter aujourd’hui sans leur donner les moyens de le faire. On parle de la violence quand des voitures brûlent mais cette violence-là est toute aussi réelle. Tous les jours je mange, et il a fallu que ce soit produit, récolté et conditionné. On est tous relié les uns aux autres.

VK : Alors justement quel morceau de musique vous fait irrémédiablement danser quand vous l’entendez ?

SN : oulala, il faut en choisir un ? Alors je dirais « A war is coming » de Jeanne Added.

 

 

VK : Quels sont vos projets ?

SN : Continuer et terminer cette belle tournée qui nous porte sur la route depuis plus d’un an et demi maintenant. Je participe à une création pour Jazz à Vienne avec Raphaël Lemonnier[4],  ce sera un hommage aux work songs[5]. Je participe aussi au projet qui s’appelle « ici bas » autour de mélodies de Gabriel Fauré[6]. Je pense aussi avancer sur de nouvelles chansons pour l’année prochaine.

VK : Dans votre travaille, justement, quels sont les liens que vous faites entre musique et cinéma ?

SN : Ce sont des liens intimes. Je suis allée à un concert de Daniel Yvinec en hommage à Nino Rota[7]. Le premier thème joué nous ramène à des scènes d’un film. Quand il était muet, le cinéma était accompagné de musique. Avant même de naître le bébé est dans le rythme, la vibration.

VK : Et vos plus anciens souvenirs de mots alors ? La première rencontre avec le mot, le verbe ?

SN : ….je pense que j’étais au collège et je pense que c’était Baudelaire (récitant par cœur) :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié : »
[8]

C’était la première fois que je lisais Baudelaire et j’avais l’impression que c’était la famille. C’était une langue que je ne maitrisais pas mais qui me touchait directement. C’est le premier poème de Fleurs du mal.

VK : Pour vous quel pouvoir est le pouvoir de la musique qui fait exulter les corps ?

SN : Si on veut y parvenir il faut en tout cas mettre une densité réelle dans la musique. Il ne faut pas faire pour faire. La seule chose qui fonctionne est d’être en réalité. On sait quand quelqu’un ment. En étant vrai on peut permettre ce mouvement des corps. Comment la musique agit sur les corps, c’est une magie dont je n’ai pas trouvé le secret ! (rires).

VK : Quelles influences revendiquez-vous ?

SN : J’ai toujours du mal avec ce genre de questions qui induisent des cases fermées. Pour la musique c’est autant Bob Dylan, Miles Davis que Barbara, Catpower, Brassens, des chants d’Amérique latine, du Reggae, Jacques Higelin…

VK : Dans tout ça, quel morceau vous fait irrémédiablement danser, quel autre pleurer et quel autre vous ferait attaquer une banque ?

SN : Alors danser ce serait Happy de Pharrel, pleurer ce serait Little Girl Blue, une version de Nina Simone et concernant la banque je n’ai pas assez de respect pour elles pour leur accorder une telle importance.

 


Liens utiles

https://www.flickr.com/photos/152052313@N07/albums/72157707584491694

https://sandrankake.com/

https://www.pias.com/#

 


[1]https://lasource-fontaine.fr/event/sandra-nkake-slyv

[2] In Lune Rouge alb. Tangerine moon wishes.

[3] Interview  Hotmix radio.

[4]https://www.infoconcert.com/ticket/concert-ibrahim-maalouf-sandra-nkake-tony-bennett-david-sanchez-nicholas-payton-stefon-harris-the-jazz-crusaders-vienne/596512.html

[5] https://www.youtube.com/watch?v=jCynaoAdP4g

http://inmusica.fr/blues/work%20song.htm

[6] https://www.oliviermellano.com/ici-bas-les-melodies-de-faure/

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Nino_Rota

[8] In Bénédiction.

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A propos de Vasken Koutoudjian

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