Interviews de Vicky Krieps et Philippe Van Leeuw pour– « The wall »

Vicky Krieps :

Copyright JACOVIDES BORDE MOREAU / Bestimage

 

Le personnage de Jessica est relativement taiseux. Une grande partie de son expression passe par le regard. En peu de temps des émotions de natures différentes surgissent. Comment avez-vous abordé cet aspect du jeu ? Avez-vous travaillé devant un miroir ?

Je n’ai pas travaillé devant un miroir. Pour ce personnage, l’important pour moi était qu’il soit juste, honnête, et pas fabriqué. Je n’ai pas recherché à réaliser une bonne performance, mais que ce soit quelque chose de vraie, de réel. Je joue quelqu’un que moi, Vicky, je ne pourrais jamais comprendre. Je ne comprends pas comment on peut haïr des gens, vouloir tuer quelqu’un. Puisque je ne peux le comprendre avec mon cerveau, je devais ouvrir mon cœur, mon esprit, pour me rapprocher de cette réalité qui malheureusement existe chez un personnage comme Jessica. J’ai plutôt pratiqué comme une forme de méditation pour me connecter à cet état et laissé surgir ces émotions.

 Cette capacité de susciter autant de tension, de sentiments par le regard peut faire penser à Travis (Robert de Niro) de Taxi Driver ? Est-ce que c’était une source d’inspiration pour vous ?

C’est une très bonne comparaison. Dans Taxi Driver, on ne sait jamais ce que le personnage pense. On a l’impression qu’il ne fait pas ce qu’il pense, et qu’il ne pense à ce qu’il fait. Chez Jessica, c’est la même chose. Elle possède une violence viscérale comme dans Taxi Driver, et se voit comme le sauveur de l’humanité. Quelque part c’est inverser le noir et le blanc.  Elle se croit du côté de ceux qui vont libérer le monde du Mal qui le ronge, à savoir ces innocents qui veulent juste traverser la frontière.

D’une façon plus large, le langage corporel occupe une place importante dans la caractérisation de Jessica. Elle joue beaucoup de son corps pour imposer sa présence. Vous-êtes-vous inspirée de certains d’hommes ou de certaines femmes en particulier pour construire cette allure plus masculine que féminine ?

 J’ai essayé de prendre la posture du costume, car je ne savais comment jouer quelqu’un comme ça. J’ai été inspirée par la posture des hommes, pas celle d’un homme en particulier. Mais, c’est surtout lorsque j’ai enfilé ce costume, porté l’arme que ma posture s’est dessinée. Une scène a agi comme un déclic, c’est celle, au début où elle arrête quelqu’un avec violence. J’ai compris que Jessica était toujours en train de chercher à prouver qu’elle pouvait être plus forte que ses collègues masculins. Pour une raison qu’on ne sera jamais, car le film ne cherche pas à expliquer les choses, à dire par exemple : quand elle avait trois ans, elle a vécu ça…Très probablement, elle a dû subir des traumatismes dans son enfance. Elle est née dans une région très difficile, où il y beaucoup de familles cassées. Mais, on n’en sait pas plus, pour ne pas lui construire une excuse.

Vous êtes très impressionnante dans la scène du meurtre.

Pour cette scène, j’ai dit à Philippe que je ne savais pas comment la jouer. Car l’idée de tuer, même une   mouche, me révulse. J’ai joué cette scène, je me suis lancée dedans, puis après j’ai eu un black-out. Je me souviens que Philippe a dit cut, mais je ne me souviens pas ce que j’avais joué. Plus tard, en voyant le film, j’ai eu un choc, mon visage est bizarre, mon corps est bizarre.

L’expression verbale est certes moins usitée, mais elle est très importante. L’accent américain est neutre. Est-ce pour ne  pas tomber dans un cliché qui ramènerait Jessica à un milieu social particulier ?

Oui, il fallait à tout prix éviter les clichés. Mais aussi, par chance, en Arizona, l’accent est neutre. Il y a une raison historique à cela : lors de la période de la conquête de l’Ouest, ce sont des gens qui n’ont jamais abouti leur voyage, ils n’ont pas réussi à atteindre la Californie.

L’une des questions du film n’est- elle pas le rapport d’un individu avec les éléments qui l’enserrent dans son existence ? Son statut social, son passé ? Va-t-on briser ce corsage ou au contraire en faire une carapace pour se couper de l’humanité ?

Oui, c’est l’un des sujets du film. Et c’est là où le film est très fort, car il est radical. Il montre que si on peut certes un peu évoluer dans la vie, le plus souvent changer est impossible. Dans les films, très souvent, le méchant comprend et change. Dans The wall, l’opportunité de changer se présente, Jessica comprend et dit à son père : « Je crois que j’ai fait une connerie »,  le père réplique « non, non ». Si on regarde bien, c’est souvent ça dans la vie. La société, l’entourage nous ramène à notre place, à notre statut.

 Ce type de dilemme semble guider certains de vos choix de rôles. Corsage pour le statut, Serre-moi fort pour le lien fusionnel que peut être l’amour ? Ingeborg Bachmann (Film pas sorti encore en France) également.

Effectivement, c’est une thématique que je trouve intéressante d’explorer. Mais, plus largement, c’est la complexité de la nature humaine qui m’attire. Avec une question ; pourquoi n’est-on pas réellement libre ? On pourrait construire un monde de plusieurs façons, mais on est tous enfermés dans un rôle ; le rôle de père, le rôle du séducteur, le rôle du rebelle…C’est vrai que mes personnages luttent contre cela. Comme dans Phantom Thread, c’est une femme qui fait de la résistance, sans jamais tomber dans la violence. Cet intérêt remonte à mon enfance, durant laquelle j’avais envie de voir des gens comme ça. Changer les choses paisiblement, si mon corps est prisonnier, mon esprit reste libre.

 

Philippe Van Leeuw:

Crédit Photo Bodega Films.

Sur un point de départ similaire (la traque des clandestins à la frontière américaine), on peut penser, entre autres, à deux films. Desierto (Jonás Cuarón) ·qui fonctionne sur le mode du survival, et plus en avant Police frontière (Tony Richardson). The Wall s’inscrit à la lisière de plusieurs genres, le drame, le western, le film de guerre (dont on emprunte les codes). Est-ce que vous avez construit le film en pensant à ces parentés ?

Film de guerre car, effectivement, on est avec un corps d’armée, dédié à la défense du territoire. Moi, je situe vraiment le film sur la notion de frontière, ce que cela représente en termes de croisements, de transhumances. La frontière est érigée pour filtrer le passage, le personnage de Jessica Comley est là pour effectuer cette mission, d’autre part il y a des migrants qui veulent passer coûte que coûte,  et les natifs de cette région, les Tohono O’odham, qui eux n’ont jamais connu de frontière auparavant et qui veulent juste se déplacer librement. Plutôt que les deux films que vous avez cités, je retourne vers un film beaucoup plus ancien, un des premiers à avoir reçu la caméra d’or à Cannes. C’est Alambrista ! De Robert M. Young (1977). Un film qui parle des migrants, de leur transhumance. Plus dans le drame et aspect social. Je m’inscrit également dans le thriller, car il y a un côté oppressant. Il y a une montée en tension  durant le film.

Pour revenir au film de guerre, The Wall semble s’inscrire appartenir à la lignée des films qui dénoncent la folie ; l’absurdité des conflits en rendant quasiment invisible l’ennemi. Ici, il n’y a pas de véritables belligérants, on arrête des gens pour les arrêter, on arrête même des citoyens américains. Plus précisément, un peu comme dans Le désert des tartares (Livre de Dino Buzzati et film de Valerio Zurlini), l’attente, les incessants allers-retours dans un territoire infini conduisent à une forme de paranoïa.

Vous avez entièrement raison pour cette comparaison. La raison pour laquelle j’ai choisi cette région, un poste frontière située à Sasabe, entre l’Arizona et le Mexique, c’est qu’il ne passe que quinze véhicules par jour. Il y a toutes les infrastructures et les matériels symboles de la puissance américaine qui sont affectés pour si peu. Vicky est frustrée dans son désir de bien faire, elle est là pour son pays. Elle est frustrée par l’absence d’ennemis. Le mur est une protection illusoire. Le vrai danger se situe dans le désert, où l’on meurt de soif.

Jessica croit à la version contemporaine du mythe de la frontière. Issue de la période de la conquête de l’ouest et constitutif de la culture américaine, de son impérialisme,  le progrès, un système politique structurant dans des contrées « sauvages». Avant on partait d’une position optimiste offensive, aller de l’avant, aujourd’hui on tente de bloquer l’entrée.

 C’est exactement ça. Il y a en plus un sentiment de supériorité qui caractérise certains américains. S’ajoute le poids de la religion Jessica Cromley pourrait être une évangéliste chrétienne, sans forcément être une pratiquante. Il y a une véritable croyance dans le fait de défendre la primauté des blancs. La frontière, thème associée au western, est le plus souvent dans le cinéma américain traduit, au final, par le triomphe du bien, ou du moins par un héros qui reconnait ses erreurs et change sa vision du monde. Ce n’est pas le cas pour moi. Dans The wall, Cromley ne fait pas ce trajet. Je refuse cela, car on regarde le monde, c’est très difficile  de se rendre compte de son erreur et tourner le dos à tout ce qui nous constitue (famille, société, histoire…). Pratiquement personne ne fait cela. On est contraint de revenir à notre point de départ. On peut certes évoluer, mais un moindre déclic peut nous ramener en arrière.

Dans vos différents films, on retrouve comme point commun la volonté de se pencher sur des contextes historiques, politiques contemporains et particuliers.

Le premier, Le Jour où Dieu est parti en voyage (2015) était sur le Rwanda, le deuxième sur la Syrie (Une famille syrienne, 2017). Je me plonge dans des univers qui sont loin de mon périmètre. C’est ce qui m’intéresse. Et, à chaque fois, il y a quelqu’un qui me dit « Vous êtes Belge,  vous n’êtes pas d’ici, pourquoi aborder ce sujet ? ». C’est par empathie pour la situation. Le génocide pour le Rwanda, pour la guerre en Syrie, c’est parce que j’étais à Beyrouth en 2011. J’ai rencontré des tas de gens à ce moment-là. Je devais faire quelque chose. Pour les États-Unis, dès que j’ai compris que Trump allait arriver au pouvoir, le danger était imminent. Le personnage de Jessica Cromley est en filigrane l’incarnation de Trump. Je me suis servi de cela dans ma construction mentale. Je pense qu’en étant extérieur au pays, je n’ai pas forcement une meilleure distance, mais un autre angle. De plus, je viens d’un petit pays qui n’est pas en comparaison avec les grandes nations, j’essaye donc d’ouvrir une porte.

 

Cependant, vous ne portez aucun jugement sur les attitudes de Cromley dans le film.

Ma démarche est dans un premier temps de ne pas m’aliéner une audience locale, j’essaye d’être respectueux  des uns et des autres dans le conflit ouvert que j’observe. Mon parti pris personnel ne doit pas ressortir, je ne fais pas de militantisme. Je cherche à retranscrire la situation dans ce qu’elle a de brut. Pour moi, le temps du tournage c’est le temps où je vais à la mine pour extraire la matière. S’il y a un cinéaste qui me fascine c’est Nuri Bilge Ceylan. Je trouve que dans la texture de ses récits  il y a une description du désenchantement humain très singulière et juste. J’ai confiance en l’intelligence du spectateur. Je me  refuse à tout didactisme. Quand j’assiste à des projections, je me rends compte que tout le monde a compris le sens du film.

Pouvez-vous nous expliquer l’un de vos choix en termes de photographie. Vous avez opté pour une lumière avec assez peu de contrastes, l’ensoleillement est moins éclatant que dans un bon nombre de films qui se passent dans ces lieux habituellement.

Nous avons cherché à éviter tout effet de spectaculaire pour que le spectateur se sente intégré comme les gens des lieux. Je ne voulais absolument pas de soleil chaud, de couchers de soleil, aucun cliché associé aux lieux. Je cherchais à banaliser les paysages. On a était aidé par la période de l’année, le tournage s’est déroulé en novembre et décembre. Je suis très content du résultat.

Entretiens réalisés le vendredi 13 décembre à Paris. Merci à Vicky Krieps et à Philippe Van Leeuw pour leur gentillesse et disponibilité. Merci également à Robert Schlockoff (RSCOM), l’attaché de presse qui a permis ces rencontres.

 

Lire également l’article sur The Wall.

 

 

 

 

 

 

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A propos de Jean-Michel PIGNOL

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