Pour notre plus grand bonheur, on n’arrête plus Vincent Dumestre ! Alors que les représentations de Coronis de Sebastián Durón se sont terminées le 17 février à l’Opéra Comique, celles d’Il Nerone – L’incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée) de Claudio Monteverdi vont débuter à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet, dans une version totalement inédite. C’était l’occasion rêvée pour s’entretenir avec le fondateur et directeur musical du Poème Harmonique qui évoque avec passion son rapport si particulier à la musique qu’il dirige, comme un sacerdoce, un cœur qui bat toujours plus fort.
Les représentations de Coronis viennent de se terminer, celles du Couronnement de Poppée vont commencer. Avec ces deux spectacles, on a un éventail significatif de tes inspirations, entre la découverte de partitions inconnues et la relecture de classiques du répertoire. Comment te retrouves-tu dans ces deux directions, est-ce qu’elles définissent en quelque sorte les objectifs du Poème Harmonique et son énergie renouvelée ?
Deux lignes différentes se rejoignent : défricher et faire évoluer les œuvres. D’abord, j’aime découvrir, faire le travail de recherche en bibliothèque : c’est la partie immergée de l’iceberg, qui permet de se construire des outils. On défend un répertoire pour lequel on a peu d’éléments de travail, des traités très lacunaires ou en tout cas très interprétables. Beaucoup de questions se posent, certaines restent sans réponse. Comment dirigeait-on et donnait-on Le Couronnement de Poppée et les opéras vénitiens des années 1640 ? Comment créait-on une véritable osmose entre la fosse et le plateau, avant que n’arrive la structure plus métrique de la musique au XVIIIe ? Le chef était probablement claveciniste, violoniste, mais comment gérait-il le débit de la parole ? Les chanteurs réalisaient-ils exactement la musique comme elle était écrite ? La partition que nous avons aujourd’hui n’est-elle pas le résultat du travail de production ? Ce qui me passionne, ce n’est pas la nouveauté pour la nouveauté, mais la recherche d’une belle œuvre et la compréhension d’une époque à travers l’œuvre. Avec Le Poème Harmonique, on travaille depuis des années sur la zarzuela baroque et je trouvais passionnant de voir combien l’écriture, comme dans le récitatif ou les rythmes dansés hémioliques (alternance binaire / ternaire), était différente des écoles italienne, anglaise et française. Ça, c’est pour les créations ou plutôt les recréations mondiales d’il y a 400 ans. Et puis il y a l’autre aspect, qui est comparable à enlever le vernis d’un tableau : faire le travail du conservateur du Louvre et enlever les différentes strates d’interprétations qui sont devenues loi, des habitudes qui font qu’il n’est pas question d’interpréter différemment l’œuvre, encore plus si c’est une œuvre reconnue du grand public ! C’est une autre manière de se remettre en question, de reprendre une œuvre à chaque coin de partition, pour lui donner un sens non pas nouveau, mais se rapprocher de ce que ce qu’elle a pu être. Et même dans 50 ans, on essaiera sans doute de retirer une couche du vernis d’aujourd’hui par rapport à ce répertoire !
Avec le fantasme de retrouver la nature originelle de la musique ?
Oui, c’est de l’ordre du fantasme : s’approcher du compositeur de manière absolue et tangible, tout en sachant qu’on ne touchera jamais la main de Monteverdi ou de Purcell. Le fantasme est dans cette quête paradoxale, le désir de se rapprocher de l’œuvre tout en sachant absolument qu’on n’y arrivera jamais. Ce qui m’intéresse donc, c’est le chemin, la distance à parcourir. De même nous vivons, mortels, comme si nous étions immortels… J’ai fait ce travail sur de grandes œuvres, sur le Te Deum de Charpentier, Le Couronnement de Poppée, le Nisi Dominus de Vivaldi, Il combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi…
Est-ce que tu vois ça comme un travail de traducteur ? Pas comme ce qu’a fait Baudelaire avec Poe qui tenait de la réécriture, certes…
La question de la part de créativité ou de la part artistique qui supplée à l’œuvre existante est intéressante, mais je pense que non, car je me considère comme un artisan ; quelqu’un qui a priori ne cherche qu’à retrouver l’équilibre premier d’une œuvre avec tous les paramètres que cela implique : sociétaux, économiques, d’effectifs, de relation à l’écriture, à l’imprimerie… C’est gigantesque, mais mon travail, c’est d’abord ça. Et la part créatrice arrive à un moment donné et s’ajoute à ce travail-là.
Quand on voit ton approche du Couronnement de Poppée et ce désir avec Alain Françon de remettre la pièce dans son contexte, on s’aperçoit qu’il y a toujours chez toi le rêve du voyage dans le temps, de nous remettre à la place du spectateur de l’époque. Tu avais fait un peu ça avec Cadmus et Hermione d’ailleurs…
Avec Benjamin Lazar pour Cadmus et Hermione, on voulait montrer un spectacle au plus proche de ce qu’il avait pu être en 1673, avec le travail de la lumière, des costumes, ou même des toiles peintes. Là, c’est un peu différent car on a moins d’éléments sur la manière dont les choses se sont passées. C’est également une relation différente avec Alain Françon, qui a l’âge de Monteverdi quand il a composé l’opéra ! Et il y a son univers de metteur en scène, à travers un opéra vénitien. J’ai deux sources, que j’évoque à propos de cette création. Les partitions ont été tirées de deux représentations : à Naples en 1647, et à Venise en 1652. On n’est pas certain que la représentation parisienne ait eu lieu, même si une source très claire prouve au moins qu’il y a eu des répétitions. Et on donne ce Couronnement à l’Athénée, probablement proche du lieu qui a dû être utilisé pour cette représentation parisienne. Une troupe a créé l’œuvre en 1643 à Venise, et n’a pas cessé de la jouer, même après la mort de Monteverdi. C’est à cette troupe qu’il a été demandé de donner le spectacle rapidement quand elle est arrivée à Paris, avec peu de répétitions et dans les conditions contraignantes d’un petit théâtre, quitte à enlever des personnages. Ça nous a donné un cadre, la possibilité d’une proposition très sobre, vers l’épure et le travail sur le texte.
L’autre point important, c’est que Le Couronnement de Poppée est probablement l’opéra baroque le plus donné à travers le monde. Qui dit œuvre vivante dit tradition qui évolue et s’éloigne des créateurs d’origine. Je trouve intéressant de retourner à une partition originale qu’on a perdue. Or, la seule version dont on soit absolument sûr, c’est le scénario de la première représentation, qu’on ne prend pas vraiment en compte aujourd’hui. Au XXe siècle, elle n’a jamais été donnée sans le duo final « Pur ti miro », rajouté a posteriori. L’idée est de se demander comment se construit cette œuvre avec cette pièce du puzzle en moins. Quand le duo a été ajouté, au même moment, la scène 6 de l’acte II a disparu. C’est la seule scène véritablement d’amour entre Poppée et Néron, les autres étant de « fausses » scènes amoureuses, démonstration de l’intelligence machiavélique de Poppée. Ma proposition est donc que ce duo final de « Pur ti miro » est un ajout des solistes comme cela s’est fait de plus en plus au XVIIe puis au XVIIIe, qui probablement voulait terminer l’œuvre sur un très beau duo, en déplaçant celui de l’acte II scène 6 à la fin. J’ai donc remis la musique du duo là où je pense qu’elle était originellement, avec le texte de l’acte II scène 6, et j’ai donc reconstruit la scène entière, réécrit les récitatifs.
Les lieux aussi, c’est important. Tu aimes alterner les grosses productions et les concerts plus intimes…
L’état d’esprit romantique XIXe conçoit la musique comme un objet absolu et pur, et donc comme un tout qui peut être joué quels que soient le lieu, l’acoustique, la taille et le public. Pour ma part, je pense à l’inverse. Dans le répertoire que je défends, la musique est fonctionnelle. On peut imaginer un compositeur – du XIXe à aujourd’hui – prendre sa plume et composer ce qui le nourrit ou le touche. La musique d’avant reposait sur des commandes, des contraintes, un cadre. Partir de ça, c’est associer une musique à un lieu et non pas « déposer » une musique dans n’importe quel lieu de la même manière. Il y a des musiques intimistes écrites pour un rapport de quelques mètres entre le public et l’artiste, et des musiques conçues pour être vues et entendues de loin. Des musiques sont même aussi conçues en fonction des secondes de réverbération d’une acoustique. Les musiques homorythmiques fin XVIe-début XVIIe ont en général été conçues pour des lieux en Italie avec des résonances très importantes, et finalement le résultat artistique est la liaison entre les deux. Je mets presque autant d’importance à la qualité d’un lieu qui accueille une partition qu‘à la partition elle-même. Il est important de conserver cet équilibre entre l’écrin et l’objet qu’on y place. De même que je ne mettrais pas une toile de Modigliani dans un cadre de l’époque de Léonard de Vinci, et vice et versa.
Et par la diversité du public ?
On a juste envie que le beau soit partagé par tous. Si un film comme Tous les matins du monde sort sur ce type de répertoire, il peut remplir les salles de concert pendant 10 ans ! La musique touche toutes les sensibilités. Avec Le Poème Harmonique, on a joué au fin fond de la Sibérie comme au Texas et j’ai toujours retrouvé des typologies similaires d’écoute. Et je pense que la sensibilité, l’écoute et les passions d’une personne du XVIIe siècle ne sont pas si différentes de celles d’aujourd’hui. En revanche, c’est le rayonnement du répertoire qu’il est important de faire connaître. Il s’agit moins des salles que de la communication qu’on peut faire autour de ce répertoire, qui touche mais n’est pas encore suffisamment connu.
Concrètement il y a aussi le prix des places…
Mais le prix des places dépend tout simplement du type d’économie des lieux ! Un Orfeo de Monteverdi est fait pour la Cour, coûte des fortunes et est généreusement offert par le prince. A côté de ça, le même Monteverdi va créer Le Couronnement de Poppée ou Le Retour d’Ulysse dans sa patrie pour un public plus populaire dans les théâtres, à Venise, où on paye sa place. Finalement, ce qui est formidable aujourd’hui, c’est que la plupart des théâtres ont la chance d’avoir suffisamment de subventions pour pouvoir compenser le coût d’une production et ne pas avoir à l’impacter de manière excessive sur le prix des places. Alors que l’Opéra Royal de Versailles, par exemple, n’est pas subventionné, donc toute son économie repose sur le public, celui qui va venir pendant l’été visiter dans les jardins et assister aux Grandes Eaux Musicales. C’est une économie liée à un répertoire patrimonial qui mérite pourtant d’être subventionnée, et c’est une vraie question entre théâtres privés et théâtres publics de la gestion des choix que l’Etat peut ou doit faire.
(Lien vers la deuxième partie de l’entretien)
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Il Nerone – L’incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée), de Claudio Monteverdi
Le Poème Harmonique
Direction musicale : Vincent Dumestre
Mise en scène : Alain Françon
Avec les solistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris
A l’Athénée Théâtre Louis-Juvet (Paris 2e) du 2 au 12 mars 2022
A l’Opéra de Dijon (Grand Théâtre) du 20 au 26 mars 2022
A la Maison de la Culture d’Amiens le 1er avril 2022
Portrait Vincent Dumestre © François Berthier
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