La phrase, assénée avec une vigueur et un accent formidables, claque comme une bannière au vent : « Dublin in the rain is mine. » Une entrée en lice tonitruante qui, comme un filin d’acier, jette, plutôt que trace, telle une fondation une ligne d’horizon si intangible qu’elle sera la même, éclairée seulement par les lueurs d’une aube, d’une saison différentes dans « Dublin City Sky », la complainte grêlée de fraternité blafarde que l’on jurerait attachée à la dérive des Pogues sur laquelle se referme, avouons-le assez magistralement, Dogrel, le premier album de Fontaines D.C. — D.C. pour Dublin City, naturellement. Ce quintette irlandais formé sur les bancs de l’université n’a que quelques années d’existence, mais une identité déjà solidement campée qui ne tient pas qu’à l’insubmersibilité d’un ancrage local à la profondeur assumée et revendiquée. La comparaison, souvent tentée et, à mon avis, réductrice avec un autre groupe émergeant, les cinq Londoniens de Shame, est éclairante : certes, les deux partagent la même fougue électrique volontiers rageuse, mais les chansons de Shame, gorgées de l’animalité qui exsude de son chanteur, naissent principalement du son, tandis que celles de Fontaines D.C., sans rien leur céder en impact – les foudroyants « Too Real » ou « Hurricane Laughter » en sont témoins – s’engendrent essentiellement par le texte, verbe aiguisé comme une lame se fichant dans la chair. Des mots qui percutent, des phrases qui hameçonnent (« A pregnant city with a catholic mind » dans « Big » ou « Cities barking by the windows screaming to exist » dans « Hurricane Laughter » par exemple), de la poésie l’écume aux crocs qui gueule pour ne pas chialer (les montées exaspérées – « Is it too real for ya ? » – dans « Too Real » dont l’antinomie avec le premier vers ouvragé – « None can pull the passion loose from youth’s ungrateful hands » – traduit l’éclatement de l’idéal fracassé contre la réalité), il y en a revendre dans ces onze morceaux puisant tantôt aux sources d’un rock lapidaire, concentré (« Chequeless Reckless », « Sha Sha Sha » avec ses faux-airs de The Lovecats de The Cure, en plus épileptique) ou insouciant (« Liberty Belle »), enfantant sans coup férir des hymnes immédiats (l’inoxydable « Boys In The Better Land »), tantôt hanté par les brouillards glacés du post-punk (la sujétion de « Television Screens », les déchéances de « The Lotts »), dont la tension ne se relâche jamais, y compris quand, la garde baissée, la mélancolie s’insinue de toutes parts et saisit à la gorge, celle de de l’auditeur comme celle de Grian Chatten, le chanteur du groupe (« Roy’s Tune », « Dublin City Sky »). L’apparent détachement de cette voix, plutôt celle d’un conteur ou d’un rhapsode urbain, forme avec le brûlot de notes sans cesse attisé par ses quatre compagnons (Conor Curley et Carlos O’Connell aux guitares, Conor Deegan à la basse, Tom Coll à la batterie), tous engagés dans cette aventure avec autant de fougue que de brio, un contraste saisissant qui n’est pas pour rien dans le charme qu’exhale ce disque dont le romantisme oscille en permanence entre noirceur et humour, ferveur et désenchantement.
Dans le domaine de la poésie classique, doggerel désigne un texte en vers de mirliton qui se caractérise par un mètre irrégulier, des clichés et des obscurités ; nourri de la littérature (Yeats, Joyce, Whitman entre autres) à laquelle les cinq de Fontaines D.C. déclarent régulièrement leur flamme en insistant sur son rôle nourricier, Dogrel est un album qui ne baisse pas les yeux quand bien même ils s’embuent de larmes, un album fier mais suffisamment conscient de ses fêlures, possédant assez de distance sur lui-même et trop émerveillé d’être là pour jamais sombrer dans l’arrogance. Avec lui, la brûlure est à prendre ou à laisser, mais lorsqu’elle vous étreint, c’est pour longtemps, sans doute même pour toujours.
Fontaines D.C., Dogrel
1 CD / 1 LP Partisan Records
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