Il n’y a probablement rien de plus dérisoire, dans le contexte actuel de l’industrie musicale, qu’établir classements et palmarès. L’éclatement de l’offre, démultipliée par les sites permettant une écoute en ligne totale ou partielle (de Deezer et Spotify à You Tube en passant par Bandcamp et Soundcloud, entre autres), entraîne immanquablement un phénomène de submersion et l’impossibilité d’écouter ne serait-ce que la moitié de ce qui paraît, à moins de pouvoir y consacrer l’intégralité de son temps. Lacunaire forcément, subjectif tout autant, voici un reflet en coups de cœur, déceptions et espoirs de 2017.
La musique est une aventure et l’album qui m’aura dérouté, bousculé et finalement emporté le plus loin est celui des Fleet Foxes, Crack-Up, à la fois épure et labyrinthe, d’une hauteur de vue comme il s’en est peu rencontré cette année. Si je place ce disque au sommet, il n’éclipse cependant ni la mélancolie chaleureuse des miraculés miraculeux de The Clientele, ni les sombres soubresauts existentiels de The National, ni l’érotisme un peu crâneur mais plus malin et fragile qu’en apparence de Spoon, ni la vulnérabilité mouvante des confessions, tantôt poings serrés, tantôt yeux rougis, de Grizzly Bear. Les femmes ont une nouvelle fois tiré leur épingle du jeu ; Jane Weaver nous a offert sa mathématique psychédélique, Julien Baker et Zola Jesus leur exploration de la difficulté d’être, acoustique pour l’une, électronique pour l’autre, mais sans concession et finalement auréolée d’espoir dans les deux cas ; sur un versant plus lumineux se tiennent la sensualité teintée de mysticisme de Julie Byrne et la renaissance affective traversée d’ironie de Nadia Reid (merci François, si tu me lis). Alynda Lee Segarra, alias Hurray For The Riff Raff, a tâté de la rudesse urbaine et en restitue les désenchantements et les douceurs brèves dans The Navigator, trouvant dans la City Music de Kevin Morby un pendant masculin plus rêveur et nocturne. Ma révélation du côté des plumes féminines demeure cependant Phoebe Bridgers, dont la simplicité touchante des textes et la limpidité mélodique sont tout bonnement désarmantes.
Nombre de réussites de 2017 illustrent la capacité de certains musiciens à digérer avec talent l’apport de périodes qui, compte tenu de l’accélération du temps, s’éloignent de plus en plus vite en prenant des allures d’âge d’or et d’en faire un miel nouveau et enivrant : les années 1980, américaines et mises au service d’une nostalgie raffinée pour The War On Drugs, tendance new-wave pour les esthètes de Destroyer, plutôt 4AD pour les caméléons électriques de Wolf Alice, en forme de révérence à ses références pour LCD Soundsystem dont l’American Dream a des allures de colloque fantomatique à fleur de peau, les flamboiements de la Britpop contemplés au miroir d’un romantisme inquiet pour Pale Seas. Mais les légendes ne sont jamais si mortes qu’on l’imagine et les Sparks l’ont démontré en sortant une nouvelle fois de leur chapeau des chansons de vif-argent, pailletées d’un humour tantôt sarcastique, tantôt tendre. Sur d’autres chemins tangentant la pop, British Sea Power a avancé fièrement avec un album aussi galbé que futé, Nev Cottee jouant, lui, la carte d’atmosphères plus intimistes mais d’une classe folle et souvent envoûtantes. On croyait les Slowdive définitivement coulés ; ils ont signé le retour le plus fracassant de l’année et les retrouver aussi pleins de fraîcheur après 22 ans de silence a été un ravissement. Enfin, certains se sont employés, chacun à leur manière, à prendre le pouls d’un monde globalement assez mal en point ; la vision la plus angoissée, par instants étouffante, est sans doute celle de Protomartyr, mais la rage qui bouillonne dans la voix noire et l’implacable motorique blanche d’Algiers est également une gifle ; le regard de Father John Misty est probablement plus détaché, à la fois caustique et sensible, avec cette pointe d’immodestie pour pimenter un tout qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre ; après tout, comme il le chante, tout ceci n’est que Pure Comedy.
Albums :
1. Fleet Foxes, Crack-Up (Nonesuch Records)
2. The Clientele, Music for the Age of Miracles (Merge Records)
3. The National, Sleep Well Beast (4AD)
4. Spoon, Hot Thoughts (Matador Records)
5. Grizzly Bear, Painted Ruins (RCA)
6. Phoebe Bridgers, Stranger in the Alps (Dead Oceans)
7. Julien Baker, Turn out the Lights (Matador Records)
8. Algiers, The Underside of Power (Matador Records)
9. Father John Misty, Pure Comedy (Bella Union)
10. Slowdive, Slowdive (Dead Oceans)
11. Sparks, Hippopotamus (BMG)
12. Jane Weaver, Modern Kosmology (Fire Records)
13. Zola Jesus, Okovi (Sacred Bones Records)
14. Julie Byrne, Not Even Happiness (Ba Da Bing Records)
15. Destroyer, ken (Dead Oceans)
16. Wolf Alice, Visions of a Life (Dirty Hit)
17. LCD Soundsystem, American Dream (Columbia)
18. Nadia Reid, Preservation (Basin Rock)
19. Hurray For The Riff Raff, The Navigator (ATO Records)
20. The War On Drugs, A Deeper Understanding (Atlantic Records)
21. Kevin Morby, City Music (Dead Oceans)
22. Pale Seas, Stargazing for Beginners (Abbey Records)
23. British Sea Power, Let the Dancers Inherit the Party (Caroline Records)
24. Protomartyr, Relatives in Descent (Domino)
25. Nev Cottee, Broken Flowers (Wonderfulsound)
Chansons :
Sufjan Stevens, Nico Muhly, James McAlister, Bryce Dessner, « Mercury »
The Tallest Man On Earth, « Both Sides Now » (vidéo uniquement)
Nev Cottee, « Tired of Love »
Mel Bowen, « The River Flows On »
The Dream Syndicate, « How Did I Find Myself Here ? »
Tori Amos, « Reindeer King »
Saint Etienne, « Sweet Arcadia »
Mark Lannegan Band, « Nocturne »
The War On Drugs, « Thinking of a Place » (early mix)
Belle And Sebastian, « We Were Beautiful »
Proper Ornaments, « Memories »
Karen Elson, « Raven »
Réédition :
Radiohead, OKNOTOK (20 ans de OK Computer), XL Recordings : une réédition particulièrement soignée, aux antipodes de celle, assez calamiteuse, de The Queen is Dead des Smiths.
Déceptions :
Arcade Fire : ou comment sangler un rêve indie dans un costume aux couleurs criardes qui le boudine et le fera éclater si l’enflure se poursuit. Tout tout de suite ? Prenons la fuite.
Alt-j : leurs deux albums précédents, très réussis, ne laissaient en rien présager ce Relaxer étriqué et glacial, confus et vaguement prétentieux.
Nick Mulvey : le troubadour de First Mind nous susurre Wake up now et on se frotte les yeux en découvrant à sa place un garçon de plage content de lui au sourire un peu niais.
London Grammar : après l’impeccable If You Wait, il a fallu patienter quatre ans pour un album trop souvent à la limite du hors-jeu, en grande partie à cause d’une production paresseuse à tendance dangereusement glucidique.
Espoirs :
Shame : ils ont indiscutablement le feu mais ni leur engagement punk-rock bruitiste, ni l’animalité ravageuse de leur chanteur ne doivent faire oublier que ces Anglais savent manier une ironie et une auto-dérision au scalpel. Leur premier album paraîtra le 12 janvier 2018 chez Dead Oceans.
SKAAR : des Norvégiens qui ne doivent pas respirer que l’air pur des fjords et dont les compositions teintées de psychédélisme sur lesquelles plane une voix atypique sont singulièrement frissonnantes.
Illustration : Hirsoshi Hayama (1915-1999), Festival du feu, Nouvel an 1940, Niigata, Japon, 25,5 x 30,5 cm, tirage gélatino-argentique
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