Lorsque le premier extrait du nouvel album de Jeanne Cherhal a commencé à circuler à la fin de l’année 2013, on s’est rapidement dit que cet Échappé laissait augurer le meilleur pour ce qui allait suivre. Quelques mois plus tard, Histoire de J. venait confirmer cette excellente première impression.
Ce disque marque l’aboutissement d’un processus de maturation qui prend son origine dans un concert de 2012 durant lequel la musicienne avait repris les titres de l’album Amoureuse d’une des grandes figures de la chanson française depuis les années 1970, Véronique Sanson, une expérience dont on mesure, plage après plage d’Histoire de J., à quel point elle a été marquante et profondément nourrissante. N’allez cependant pas vous imaginer que cette nouvelle réalisation se range au nombre des resucées souvent aussi scolaires que fades que certains nous infligent depuis des mois en surfant avec un opportunisme acéré sur la rengaine du c’était mieux avant. Tout démontre, dans la proposition de Jeanne Cherhal et de la petite équipe qu’elle a réunie pour ce projet, une profonde compréhension du langage et de l’originalité de ces grands artisans de la chanson que furent, on l’a dit, Véronique Sanson, mais aussi Michel Berger ou William Sheller. L’hommage qui leur est rendu dans cet album n’est jamais une copie servile ; il prolonge leur héritage et le revivifie, s’inscrivant, sans peut-être en avoir conscience, dans une longue tradition dont les racines remontent au moins au Moyen Âge, lorsque les compositeurs reprenaient les thèmes inventés par leurs aînés, voire leurs contemporains, dans une double logique de révérence et d’émulation.
Histoire de J. est, sans conteste, un disque d’aujourd’hui qui met le moins de barrières possible entre l’auditeur et lui, ne serait-ce que par la simplicité des moyens qu’il utilise : une voix et un piano, guitare, basse et batterie, avec, ponctuellement, quelques cordes et quelques cuivres, des ingrédients simples pour une recette à la fois légère et riche en goûts dont la sophistication des programmations et autres effets a été bannie ; le bien nommé J’ai faim, titre proposé en ouverture qui conjugue à la perfection énergie et tendresse, met immédiatement en appétit et les dix qui suivent ne commettront pas la moindre faute de goût. Haletant et impeccablement galbé, L’Échappé fait place à l’un des temps forts de l’album, Noxolo, chronique de la haine ordinaire qui raconte l’assassinat d’une jeune lesbienne, Noxolo Nogwaza, en Afrique du Sud et illustre une des forces de l’écriture de Jeanne Cherhal qui, en refusant toute emphase et en s’en tenant à une narration sobre, parvient, grâce à d’infimes variations d’atmosphère, à susciter une émotion qui vous noue la gorge sans même que vous vous en aperceviez. Cette simplicité marque également d’autres joyaux à fleur de peau que sont Comme je t’attends, dont on oublierait presque que son propos est le désir d’enfant pour n’en retenir que ce qu’elle dit des rêves de promesses de bonheur, Petite fleur et la douleur estompée mais pourtant toujours vive des absences, ou Finistère, chanson parfaite et bouffée d’air libre pleine d’un lyrisme d’autant plus émouvant qu’il est subtilement retenu. Cet art de la suggestion trouve une toute autre expression dans Cheval de feu, un titre dont la tension érotique ravale bien des essais du même genre au rang de prurit adolescent ; il faut bien du talent pour dire les choses de façon aussi explicite sans jamais tomber dans la trivialité. Soulignons, pour finir, les merveilles de légèreté que sont Bingo, dans lequel passe toute la fraîcheur que l’on associe aux chansons populaires des années 1970, et L’oreille coupée avec sa délicieuse auto-dérision, ainsi que Quand c’est non, c’est non, hymne fugué partagé avec Les Françoises pour dénoncer les hommes trop entreprenants, et Femme debout, hommage pudique à toutes celles qui font ou ont fait acte de résistance.
La tentation est grande, bien entendu, de tenter de deviner la part d’autobiographie qui se cache sous l’initiale du titre, et si l’on peut imaginer que cette dimension de miroir n’est pas absente, le fait n’a pas, en soi, une si grande importance. Ce que l’on retient au fil des écoutes de ce disque chaleureux et intime que sa construction et sa production également impeccables n’empêchent pas de regarder l’auditeur dans les yeux et de lui murmurer à l’oreille, c’est l’impression de se trouver face à une réalisation que son équilibre rend déjà classique. Certains pourront toujours arguer que Jeanne Cherhal ne révolutionne rien, je suis, pour ma part, prêt à parier que lorsque le vent des modes aura balayé certaines gloires du jour, on continuera, comme on le fait pour Amoureuse, à revenir écouter cette Histoire de J. dans quarante ans.
Jeanne Cherhal, Histoire de J. 1 CD Barclay 377 182 1.
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