Julie Ackermann – « Hyperpop – La Pop au temps du capitalisme numérique »

Qu’est-ce que l’hyperpop ? Ce terme générique (parfois contesté), démocratisé par une employée de la plateforme Spotify à l’aube de la décennie 2020, vise à regrouper sous la même appellation un mouvement musical et un « microgenre » aux origines underground. Dans une interview, l’artiste française Kalika, fréquemment affiliée à ce registre, proposait une définition relativement abordable : « c’est tout simplement la pop poussée à son extrême, sans limites, sans avoir peur de dépasser » (1). Une caractérisation intelligible qui, toutefois, ne rend pas compte de toutes les contradictions, sophistications et spécificités d’un genre hétéroclite, hybride et mutant. Julie Ackermann, autrice de plusieurs articles et réflexions sur le sujet (2020 a une musique à son image, l’hyperpop, le très remarqué Hyperpop, maxicringe publié dans la revue Audimat) signe aujourd’hui un essai entièrement dédié à la mouvance, Hyperpop – La Pop au temps du capitalisme numérique. Dès les premières pages, elle parle d’une « pop music outrée et expérimentale », née au Royaume-Uni au début des années 2010 sous l’impulsion notamment du producteur A.G Cook via le label PC Music et la musicienne SOPHIE. Peu après, elle évoque une « collusion orchestrée entre la pop la plus sucrée et des sonorités brutales, expérimentales ». Un dernier terme qui n’a rien d’anodin, quelque chose dans cette musique semble relever de l’expérience, au sens littéral, une chimie de sonorités visant à en façonner de nouvelles, à l’aune d’outils digitaux divers (logiciels plus ou moins pointus, Auto-Tune, intelligence artificielle…) et d’un désir palpable de radicalité dans les propositions qui peuvent en découler. Si sémantiquement, l’hyperpop semble naturellement tenir de sa cousine mainstream, la pop, ses racines musicales et ses influences revendiquées ont varié et évolué au fur et à mesure de sa courte existence.

 

Hasard de calendrier excitant, la sortie d’Hyperpop – La Pop au temps du capitalisme numérique a lieu après celles de deux projets passionnants (et possiblement majeurs) s’inscrivant dans la discipline. Britpop, triple-album d’A.G Cook, aventureux et conceptuel (le nom des trois disques est limpide : Past / Present / Future), qui derrière son côté feu d’artifice sonore décomplexé, interroge implicitement le devenir du genre, un an après la fin de PC Music. Invitée sur l’une des pistes, Lucifer, Charli XCX s’est de nouveau associée avec le producteur anglais pour élaborer son sixième album, le fulgurant Brat. Entre bangers accrocheurs (l’explosif Mean Girls mais aussi l’imparable 360 en ouverture, réinventé en conclusion avec l’exaltant 365 qui vient reconfigurer les perspectives) et titres plus introspectifs (So I, hommage assumé et touchant à It’s Okay To Cry de SOPHIE, ou encore la balade autotunée I Might Say Something Stupid et ses fêlures apparentes) : ce dernier cru est immédiatement venu se placer dans le haut de sa discographie.

L’ouvrage de Julie Ackermann annonce ses ambitions très tôt et en toute transparence, « Ici, le but n’est pas de retracer précisément l’histoire de l’hyperpop – toujours en train de s’écrire – ni d’en proposer une définition rigide, mais plutôt d’en explorer les forces et les potentiels d’avenir. ». Il intègre la collection Interférences, développée par les Façonnage Éditions, consacrée à l’étude de phénomènes ou figures en lien avec la pop culture, auscultés dans des formats courts et érudits, visant à ouvrir les sujets abordés au plus grand nombre grâce à des plumes affutées s’accordant à une rigueur éditoriale associant exigence et intransigeance. Hyperpop – La Pop au temps du capitalisme numérique succède à Rire au temps de la honte, une histoire de Louis C.K, Pandore, Le Monde dans l’œil d’Adam Curtis et Nik ta race, une histoire du rire en France.

 

Brève digression personnelle. L’auteur de ces lignes, initialement plutôt friand de hip-hop, est tombé dans la potion magique de l’hyperpop par déviations. Au commencement, il y eut d’abord deux découvertes distinctes et isolées en 2019, qui titillèrent mes oreilles : l’album Pang de Caroline Polachek ainsi que quelques morceaux éparses de l’artiste non-binaire Arca. Plus tard, tandis que les confinements étaient passés par là et que les concerts commençaient timidement à reprendre, c’est une scène française émergente qui fit office de porte d’entrée. Elle se déclinait alors en trois noms, à l’époque directement (BabySolo33, Winnterzuko) ou indirectement (ELOI, repérée en featuring avec Zuukou Mayzie, sur le titre Enter The Void) rattachés au rap francophone. Allaient s’en suivre des écoutes répétées, une curiosité d’auditeur croissante et des recherches diverses qui me conduisirent aux discographies de Charli XCX et de 100 Gecs, puis enfin à SOPHIE et aux représentants de PC Music. Une rencontre avec un genre, temporellement et chronologiquement morcelée, dont le pouvoir étrange et irrésistible allait progressivement me happer jusqu’à me détourner partiellement de mes premières amours musicales.

Julie Ackermann, dans un style précis et accessible, inclusif sur le fond (les clés pour appréhender les nombreuses références, périodes et sous-genres traités, sont constamment mises à disposition du lecteur avec toutes les informations nécessaires) et la forme (totalement à propos, on en reparle plus loin) réussit avec son essai plusieurs tours de force. L’ouvrage débute par un préambule invoquant des considérations personnelles et autobiographiques, entre les réminiscences de son adolescence et son éveil au monde, à travers un prisme défini : celui d’un univers balisé par la pop culture. Ensuite, le premier chapitre, Petite histoire de l’hyperpop, retrace sur une petite vingtaine de pages les temps forts de la mouvance, son essence, son essor et son possible essoufflement. Ce courant musical post-internet, envisagé en héritier du pop-art fait l’objet d’une remise en contexte culturelle, sociale et politique. Nous replongeons à une période où écouter la pop de Britney Spears et consorts a encore dimension honteuse dans l’opinion, où la succession des grands producteurs de tubes des années 2000 est convoitée tandis que la plate-forme SoundCloud est en pleine croissance, que le nightcore et les remix déstructurés vont poser les bases d’un style en devenir. L’autrice évoque un continuum, une arborescence davantage qu’un mouvement, bercé par une imagerie ultra-consumériste (les titres de morceaux se référant aux voitures ou à la nourriture sont abondants). Elle relate une percée et une accélération favorisées par la crise sanitaire, faisant basculer l’hyperpop de la niche vers le mainstream. La discipline influence désormais des artistes de la scène hip-hop US tels que Playboi Carti, Lil Yachty ou Trippie Red mais s’est aussi immiscée dans les sonorités d’une pop plus franche, de la bande-originale de Barbie à certains projets de Lady Gaga, Madonna ou même Beyoncé qui a fait appel à A.G Cook pour ALL UP IN YOUR MIND sur son album Renaissance. Ces données factuellement posées ouvrent la voie à sept autres chapitres qui ne vont cesser d’élargir le champ d’analyse au-delà de la seule musique, pour inscrire les « problématiques » du genre dans un dessein plus vaste.

 

Peinture d’un monde stéréotypé et caricatural, sorte de cartoon musical, recraché et retravaillé par des artistes n’ayant jamais connu un autre modèle que celui du capitalisme, l’hyperpop exacerbe une subjectivité faussement superficielle et une imagerie connotée, qu’elle peut remettre en cause (ou conforter) par ses outrances. Sa dimension excessive est rapprochée avec pertinence du courant camp : fétichisme et pastiche, stylisation raffinée et vulgarité, se croisent et se confondent. C’est aussi un territoire d’expérimentations mû par le virtuel et l’artifice, pétri de contradictions et de possibilités, qui se permet d’envisager un idéal difficilement accessible, en passant par le simulacre. Julie Ackermann cite Le Corps utopique de Michel Foucault pour parler de corps immatériel et d’immatérialité utopique, qu’elle relie à la plasticité et à la liquidité de l’univers de SOPHIE (à qui l’on doit le fabuleux et très à propos Immaterial Girl), plus proche de l’animation que du réel à proprement parler. Dans le chapitre Obsolescence de l’authenticité, elle interroge la relation d’auditeur à l’authenticité, un mythe obsolète et savamment entretenu que la « pop hardcore » tord implicitement. En revendiquant une conception et une nature artificielles, elle doit s’affranchir d’une distance presque inhérente, « en insérant de la sincérité et de l’émotion » et ainsi faire naître une forme de vie derrière ses apparats factices. Ce rapport à l’authenticité trouve son point d’acmé dans une analyse captivante quant à l’évolution de la place de l’ironie dans la pop music. L’autrice confronte le premier degré naturel de Baby One More Time de Britney Spears au second parodique de Barbie Girl d’Aqua, avant d’en invoquer un troisième, celui de la post-ironie (ou de méta-sincérité). Elle prend pour ce dernier, l’exemple Vroom Vroom de Charli XCX, mêlant avec ambivalence jusque dans son clip satire et célébration des stéréotypes en vigueur (objectification des corps féminins), qu’il vise néanmoins à transformer de l’intérieur et réinventer (dans une logique féministe).

Outre les clichés avec lesquels s’amusent les artistes, les questions de réappropriations et d’affranchissements sont centrales. À l’instar du terme à connotation (initialement) péjorative, cringe, qui comme celui queer avant lui pour la communauté LGBT, a pris une autre consistance, s’imposant comme un vecteur de liberté totale. Les réflexions sur les « baby voices » et la façon dont l’Auto-Tune a pu devenir un instrument politique et revendicatif visent juste. Souvent présenté hâtivement comme un logiciel corrigeant les fausses notes, il peut avoir d’autres vertus et d’autres effets. D’un point de vue purement stylistique par exemple, à l’image des multiples personnalités vocales que peut développer le duo de 100 Gecs. Il constitue aussi un outil permettant aux protagonistes de s’émanciper de leurs voix naturelles et de brouiller la frontière du genre, pour redéfinir féminité et masculinité à la lueur d’un microcosme musical ouvert et inclusif. De manière plus générale, que l’on partage partiellement ou pleinement les analyses proposées, tout du long, chaque propos est suffisamment étayé et réfléchi en plus d’être appuyé des citations (pouvant aller de Mark Fischer à François Bégaudeau en passant par Eisenstein et Baudrillard ou autre Bret Easton Ellis) pour décupler la curiosité du lecteur. À sa manière, Hyperpop – La Pop au temps du capitalisme numérique provoque un sentiment d’extase et un intense appétit culturel. Non contente de tordre jusqu’à ses dernière pages, nombre d’idées reçues sur le sujet qu’elle investit (la dimension « logiquement » anti-nostalgique de l’hyperpop) et de politiser une discipline souvent abordée ou observée avec condescendance, Julie Ackermann déculpabilise (si besoin était) l’auditeur quant à la qualité de ses écoutes. Enfin, sitôt la lecture terminée, l’envie insatiable d’explorer le genre plus en profondeur à l’aide des nombreux noms évoqués au fil des pages prédomine. Ce désir s’accompagne d’un second du même ordre, celui de découvrir ou approfondir les œuvres extra-musicales citées, qu’elles soient littéraires, cinématographiques… Bien au-delà de l’hyperpop, c’est un regard mûr et une analyse pertinente sur le monde contemporain qui nous sont proposés dans cet ouvrage passionnant, conçu en prime, comme un pur objet pop (en attestent sa couverture et ses illustrations) au sens le plus noble du terme.

(1)Interview Kalika pour la chaîne Jack, mise en ligne le 19 septembre 2023.

Parallèlement à la sortie du livre, Façonnage et Julie Ackermann proposent une série de playlists à découvrir chaque semaine durant l’été 2024 :

Volume 1. the origins
Volume 2. golden age : the classics
Volume 3. mass hysteria : club gems
Volume 4. Emo kitty : heartbreaking hyperpop

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A propos de Vincent Nicolet

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