Durant les années soixante, de nombreux groupes et musiciens de musique pop sont apparus pour disparaître aussitôt. Beaucoup ne laissèrent aucune trace et sombrèrent dans l’oubli. D’autres, parmi ceux que nous avons rencontrés et évoqués pour Culturopoing, comme Margo Guryan, Nick Garrie et, aujourd’hui, les Blossom Toes, ont connu une vie posthume grâce au bouche à oreille, aux collectionneurs de vinyles, parfois aux rééditions pirates puis officielles de leurs albums des décennies plus tard… Cette redécouverte n’est évidemment pas dissociable de la valeur qu’a finalement pu prendre leur musique, celle-ci devenant emblématique d’une époque, voire inspirant de nouvelles générations de musiciens. Ainsi, les Blossom Toes ont été un des groupes les plus représentatifs de la pop psychédélique de la seconde moitié des années soixante. Aimés par la critique, appréciés pour la qualité de leurs concerts mais boudés par le grand public, les Blossom Toes sont l’exemple type du groupe underground de talent qui n’arrivera pas à percer et passera de peu à côté du succès. Leurs deux albums, We Are Ever So Clean et If Only For A Moment, font aujourd’hui l’objet d’une redécouverte enthousiaste par les amateurs de musique pop désireux de revenir aux sources du Swinging London et de l’héritage qu’il a pu laisser. Découvrons la remarquable saga des Blossom Toes…
C’est grâce à Brian Godding, fondateur des Blossom Toes, que nous allons pouvoir retracer cette histoire. Celui-ci nous a ouvert ses archives, apportant ainsi une aide précieuse à la rédaction de ce texte. L’article qu’il nous a transmis de Nic Jones, article paru dans le cinquième numéro du magazine Flashback (juillet 2014), nous a été particulièrement précieux. Alain Pire, spécialiste de la période psychédélique anglaise des années soixante et, par ailleurs, proche de Brian Godding, nous a offert également son concours et ses conseils. Que ceux-ci soient ici remerciés.
L’histoire des Blossom Toes débute à la fin de l’année 1962 lorsque Brian Godding et Brian Belshaw se rencontrent dans une fabrique d’instruments scientifiques d’Islington où ils travaillent tous deux. Comme beaucoup de jeunes gens d’alors qui voient dans le rock une possibilité d’échapper à l’usine, les deux Brian, âgés de dix-sept ans, décident de former un groupe, The Gravediggers, avec deux collègues, Alan Kensley et Fred Love. Après quelques concerts, ces deux derniers quitteront rapidement le groupe et seront remplacés par Eddie Lynch et Colin Martin. Les Gravediggers sont alors rebaptisés les Ingoes, d’après un titre de chanson de Chuck Berry datant de 1958 : In-go. Ils jouent en Allemagne un temps, à Dortmund, avant de revenir à Londres à la fin de l’année 1964. Fans des Yardbirds, ils approchent leur manager, Giogio Gomelsky, par ailleurs figure haute en couleur du Swinging London naissant et propriétaire de clubs comme le Crawdaddy où les Rolling Stones ont joué pour la première fois ensemble. Celui-ci leur propose un premier engagement comme musiciens accompagnateurs du bluesman Sonny Boy Williamson. Les Ingoes font alors régulièrement aussi la première partie des Yardbirds et jouent dans les lieux emblématiques de la scène londonienne comme le Marquee et le Crawdaddy.
A la fin de l’année 1965, Giorgio Gomelsky a alors l’idée d’envoyer le groupe à Paris où celui-ci joue au Locomotive Club, au Bilboquet puis devient résident au Bus Palladium. Ils y croisent Johnny Hallyday, qui fait de temps à autre des reprises de rock avec eux, jouent devant Salvador Dali, Sean Connery, font une virée mémorable dans les bars parisiens avec Keith Moon et John Entwistle des Who… Le réalisateur Pascal Aubier filme une soirée au Bus Palladium alors que les Ingoes s’y produisent. Le résultat, un court film intitulé Tenebrae factae sunt, capte l’ambiance survoltée de l’endroit. Les Ingoes arrondissent également leurs cachets en accompagnant Chuck Berry ou Vince Taylor lorsque ceux-ci viennent jouer à l’Olympia.
En manager désireux de faire évoluer son groupe et fructifier ses avoirs, Giogio Gomelsky impose alors aux Ingoes le départ d’Eddie Lynch et son remplacement par Jim Cregan. Si Brian Godding vit difficilement ce qu’il estime être une trahison vis-à-vis de Lynch, il accepte finalement cette décision. L’apport de Jim Cregan sera décisif dans l’évolution du groupe. Né en 1946, issu d’une de ces fameuses Art School qui ont vu éclore les musiciens les plus talentueux de cette génération, Cregan a été repéré sur scène par Giogio Gomelsky et s’est vu proposé d’intégrer les Ingoes. Avec Cregan, le groupe réalise son premier enregistrement. Celui-ci leur est à nouveau imposé par Gomelsky qui cherche à établir une connexion entre son label et le label Riviera d’Eddie Barclay. Le titre enregistré à Paris, Viens danser le Monkiss, est quasiment une parodie des morceaux que sort Johnny Hallyday et n’obtient aucun succès.
En septembre 1966, Giogio Gomelsky fonde un nouveau label, Marmalade (distribué par Polydor), et conçoit celui-ci comme un lieu de rencontre entre des musiciens de tous horizons faisant de la musique ensemble. Il fait revenir les Ingoes de Paris et les tient délibérément hors du circuit musical. Son objectif est de laisser du temps aux musiciens pour qu’ils se créent un nouveau répertoire de chansons pop durant la fin de l’année 1966 et le début de l’année suivante. C’est ce moment que choisit le batteur Colin Martin pour quitter le groupe. Il est remplacé par Kevin Westlake. Eddie Jenkins, engagé par Gomelsky pour définir l’image du nouveau label et envisager une stratégie marketing pour les groupes qui seront produits, propose de renommer le groupe les Blossom Toes, un nom beaucoup plus dans l’air du temps et du flower power. Les membres du groupe acceptent car cela signifie pour eux la possibilité d’enregistrer un album, ce qu’ils souhaitent par dessus tout. Avec du nouveau matériel généreusement offert par Gomelsky, Brian Godding, Jim Cregan, Brian Belshaw et Kevin Westlake entrent alors en studio durant l’été 1967. Pendant cette période d’enregistrement, les musiciens vivent ensemble dans une maison prêtée par Gomelsky qui devient rapidement un lieu de passages et de fêtes perpétuelles, un chaos total où l’on peut apercevoir en fin de virée Eric Clapton, Captain Beefheart, les membres de Traffic ou de Family… « La maison était comme un nightclub qui ne fermait jamais » dira Brian Belshaw.
La personnalité écrasante de leur producteur conduit les musiciens à se laisser guider vers une direction qu’ils ne pensaient pas suivre initialement. Giogio Gomelsky veut faire d’eux un croisement entre les Beatles et les Bee Gees. Il souhaite également les transformer en pop stars. Ne lésinant pas sur les moyens, Gomelsky fait produire l’album par Richard Hill et David Whitaker, tous deux compositeurs de musiques de films et producteur d’albums de Julie Driscoll et Nico. Pendant les sessions, Gomelsky fait entendre aux Blossom Toes Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band qui vient de sortir. Godding, Belshaw, Cregan et Westlake sont perplexes devant l’ambition de Gomelsky, ainsi que face au luxe de temps et de moyens qui celui-ci met à leur disposition. Les arrangements imposés par Hill et Whitaker aux compositions de Godding, Cregan et Westlake sont complexes et sophistiqués, truffés d’effets sonores typiques de l’époque. Brian Godding se souvient qu’il était intimidé et stressé lorsqu’il jouait avec les nombreux musiciens de studio présents aux enregistrements. A certaines occasions, les membres du groupe sont d’ailleurs remplacés par un de ces musiciens au moment où ils doivent enregistrer leurs parties et plusieurs titres sont réécrits sans leur accord. Jim Cregan et Brian Godding évoquent l’enregistrement de We Are ever so Clean comme une expérience particulièrement frustrante. Brian Godding précise : « Beaucoup de personnes aiment à penser que We Are Ever So Clean est une vision excentrique de la vie en Angleterre à la fin des années 60, avec le thé et les cakes sur le gazon, des perruches et des ballons volant dans une brise d’été, mais je suis désolé, ce n’est pas ça du tout. Nous recevions de nombreuses critiques de Polydor, la maison mère de Marmalade car ils pensaient que nous ne valions rien et que nous leur faisions perdre leur temps. C’est pourquoi nous avons dû jouer avec de complets étrangers, des musiciens de session, accepter les arrangements d’autres personnes et subir des pressions de toutes parts. »
Malgré cela, une fois la production achevée, We Are Ever So Clean ne déplaira pas aux musiciens. Brian Godding salue le travail de John Timperley, leur ingénieur du son, qui a réussi à assembler les morceaux de façon à leur donner une certaine cohérence. Par ailleurs, les interludes « bruitistes » et « festifs » qui interviennent entre chaque chanson ont été ajoutés sans consultation des musiciens mais ceux-ci y ont vu un reflet de l’humour pratiqué au sein du groupe. Si l’album apparaît aujourd’hui comme étant une des meilleures parutions de l’année 1967, année qui compte pourtant beaucoup de chefs d’oeuvres pop, c’est notamment parce qu’il contient un savant dosage de titres rock comme Look At me I’m You de Godding et Cregan auxquels succèdent d’étranges morceaux psychédéliques nonsensiques (The Remarkable Saga Of The Frozen Dog de Westlake) et des compositions pop accrocheuses ou de fragiles ballades (Telegram Tuesday, Love Is, Mister Watchmaker) écrites par Brian Godding.
Les Blossom Toes partent alors en tournée avec leurs nouvelles compositions. Cependant, l’absence de scène pendant plusieurs mois, la difficulté à jouer des titres à la production complexe, débouche sur des concerts catastrophiques dans les divers festivals où ils se rendent. Déguisés en costumes psychédéliques, ils apparaissent également dans les émissions télé et les clubs alors à la mode. Brian Godding se souvient de ce moment paradoxal au cours duquel il devait parader et se faire passer pour un de ces « beautiful people » du Swinging London tout en n’ayant pas, comme les autres membres du groupe, le moindre penny en poche. C’est aussi durant cette période que les Blossom Toes participe à la B.O. de La Collectionneuse d’Eric Rohmer. Brian Belshaw était alors en couple avec Haydée Politoff qui tient le rôle principal du film. Il apparaît d’ailleurs brièvement dans le rôle de l’amant d’Haydée la collectionneuse et, à la demande de l’actrice, sera la doublure de Patrick Bauchau pour les scènes de lit que celui-ci doit jouer avec la jeune femme. C’est pour cette raison que l’on peut entendre plusieurs morceaux des Blossom Toes dans ce film qui capte au plus près le dandysme hippie de la fin des années soixante.
Le 16 septembre 1967, Giogio Gomelsky achète une page publicitaire dans le magazine NME pour annoncer la sortie de We Are Ever So Clean. Un 45 tours à la pochette psychédélique reprenant What On Earth, Mrs. Murphy’s Budgerigar et Look At Me I’m You sort le 6 octobre et reçoit de bonnes critiques. Intriguées, celles-ci considèrent qu’il est difficile de décrire en quelques lignes une musique contenant autant de styles, d’influences et d’idées. Le talent du groupe est souligné et considéré comme très prometteur. Le 23 octobre, les Blossom Toes jouent dans la célèbre émission radio de John Peel, Top Gear et, le 27, Peel se montre très élogieux à propos des Blossom Toes dans sa rubrique pour l’International Time. Début novembre, l’album sort et fait l’objet d’un concert de lancement au Saville Theatre. La presse est présente et le groupe, avant de jouer, met en scène son entrée : Brian Belshaw monte seul sur scène avec un simple tourne-disque, pose celui-ci au devant de la scène et y place l’album des Blossom Toes, le premier morceau commence et est soudain repris par les musiciens qui apparaissent alors également sur scène. La presse, dithyrambique, souligne la beauté des paroles, des arrangements et du chant. Un article considère que We Are Ever So Clean est le brillant Sgt. Pepper de Giorgio Gomelsky.
Malgré ces excellentes critiques, les ventes de l’album ne décolleront pas et aucun titre ne rentre dans les charts. Les musiciens ne sont pas déconcertés et même plutôt contents de mettre un peu de distance avec une musique qui ne les représente pas. Le groupe part en tournée en Suède. Loin de Gomelsky, Godding, Cregan, Belshaw et Westlake jouent de nouvelles chansons plutôt que celles de l’album, ne conservant que The Remarkable Saga of The Frozen Dog. Durant ces concerts où les musiciens prennent beaucoup d’acide et de LSD, des tension apparaissent entre Kevin Westlake et Jim Cregan. En janvier 1968, Westlake quitte les Blossom Toes pour former un nouveau groupe. Il est remplacé par Poli Palmer, un multi-instrumentiste talentueux, batteur, percussionniste, flutiste et pianiste. Palmer est un peu plus âgé et expérimenté que les autres membres du groupe. Il comprend de suite les directions que voudraient donner Brian Godding aux Blossom Toes et l’éloignement que celui-ci souhaite prendre avec We Are Ever So Clean.
Gomelsky presse alors les musiciens d’obtenir un hit. Comme le groupe n’a rien de consistant à proposer, il leur fait enregistrer une reprise d’I’ll Be Your Baby Tonight de Bob Dylan et emmène le groupe à Cannes, au MIDEM. Brian Godding se souvient d’avoir fait tout le trajet en avion assis à côté d’un Captain Beefheart aux yeux dilatés qui marmonnait constamment des propos incohérents. Une fois sur place, Beefheart et son groupe ont par ailleurs emprunté le matériel des Blossom Toes pour un concert sur la plage car ils n’avaient pas d’instruments et Godding s’est demandé, en regardant Beefheart et sa bande jouer, comment il était possible d’être autant défoncé et toujours en vie. I’ll Be Your Baby Tonight sort le 8 mars et reçoit des critiques plutôt positives, celles-ci considérant que le groupe ne trahit pas le morceau original de Dylan. Gomelsky arrange également une performance du morceau au Speakasy où se rencontre le business musical du moment. Il suggère au groupe de jouer I’ll Be Your Baby Tonight en descendant dans la salle et en incitant les prestigieux invités à reprendre le refrain avec eux. Brian Godding se souvient de la façon dont Jeff Beck a dit aux musiciens d’aller se faire voir et de l’air embarrassé et terrifié de John Lennon lorsqu’ils se sont approchés de sa table.
Le 45 tours I’ll Be Your Baby Tonight/Love Is
Le 45 tours ne se vend pas mieux que We Are Ever So Clean et, avec l’arrivée du printemps, les membres du groupe se disent que, s’ils veulent rester crédibles, ils doivent donner un maximum de concerts. Les rencontres avec Dave Hirons, qui devient leur tour manager, et avec David Jacobson en qualité d’ingénieur du son, apportent au Blossom Toes une énergie nouvelle. Le 23 mars, ils jouent trois titres durant la célèbre émission télévisée française Bouton Rouge et, deux jours plus tard, ils sont à Londres pour participer une nouvelle fois à l’émission Top Gear, puis enchaînent les concerts dans les clubs de Londres en vogue : l’UFO Club, l’Happening 44, The Electric Garden, le Middle Earth… Si le groupe ne se sent pas très proche de la musique de Pink Floyd ou de Soft Machine qui tournent aussi dans les mêmes salles à ce moment-là, Brian Godding se souvient par contre combien les concerts de The Action et surtout de Tomorrow l’ont impressionné. En mai, les Blossom Toes sont à Paris avec les autres musiciens du label Marmalade pour un show à l’Olympia. Leur intervention figure sur un album rare qui reprend les prestations de chacun des groupes présents.
Alors que le groupe vient de rentrer en Angleterre pour y continuer sa tournée, le succès international de Julie Driscoll avec sa reprise du titre de Dylan, This Wheel’s On Fire, catapulte enfin un musicien du label Marmalade vers le succès et Polydor, qui distribue les artistes du label, est heureux d’obtenir un retour sur son investissement. Les Blossom Toes obtiennent ainsi un accès au studio de Polydor pour y enregistrer des démos dont certaines sont les ébauches des titres qui apparaîtront sur leur second album, comme Peace Loving Man. Le respect qu’à fini par reconquérir le groupe à travers ses concerts incessants durant le printemps et l’été 68 peut notamment se mesurer à l’adjonction de leur présence au très attendu concert des Doors et du Jefferson Airplane au Roundhouse en septembre. Brian Godding se souvient du matériel que les Doors emmenaient avec eux pour leur show et de la qualité du son, clair et imposant, qu’ils obtenaient avec celui-ci. A cette époque, la recherche d’un son décent en concert commençait seulement à apparaître et les Doors préfiguraient, selon Godding, celui-ci.
Le nouveau 45 tours du groupe paraît à la fin de l’année 1968. Il réunit un titre de Brian Godding, Postcard, inspiré par le style de Ray Davies et des Kinks, ainsi qu’un morceau plus jazzy de Poli Palmer, Everyone’s Leaving Me Now. Les critiques sont à nouveau essentiellement positives et les ventes décevantes si ce n’est en France où Postcard obtient un certain succès et un enregistrement pour la télévision. Postcard est le dernier titre véritablement « pop » que composent les Blossom Toes. En effet, les nombreux concerts joués tout au long de cette année 68 ont amené Brian Godding et Jim Cregan à modifier leur jeu de guitares et à vouloir s’éloigner de la répartition stéréotypée entre lead guitare et guitare rythmique. Les deux musiciens sont en recherche d’une plus grande liberté de jeu et d’un son spécifique, plus lourd et rock, qu’ils trouvent en jouant en harmonie l’un avec l’autre. L’influence de Jimi Hendrix est alors clairement présente sur beaucoup de musiciens qui évoluent, comme Godding et Cregan, vers des compositions de plus en plus éloignées des standards commerciaux traditionnels.
Poli Palmer quitte à ce moment le groupe, non pour des raisons personnelles mais pour des motifs musicaux : il ne souhaite plus être cantonné à un simple rôle de batteur et veut pouvoir exercer son talent pour le jazz, ce qu’il a l’opportunité de faire en rejoignant Family. Le groupe est justement en panne après le départ de Jim King et les morceaux de l’album A Song For Me attendent des réarrangements que Palmer va apporter. Cette première collaboration sera suivie d’autres, sur les albums Fearless (1971) et Bandstand (1972), albums qui orienteront le son de Family vers un certain raffinement jazz cool. Les Blossom Toes devait remplacer Palmer rapidement. Heureusement, Barry Reeves, le batteur d’un groupe de soul côtoyé en tournée, les Ferris Wheel, décide de les rejoindre. Bien que provenant d’un répertoire très éloigné de la pop et du rock psychédéliques, Reeves dispose déjà d’une longue expérience musicale et d’un grand sens de l’humour utile pour fonctionner avec les membres des Blossom Toes. Par ailleurs, l’arrivée d’un batteur « musclé » comme Barry Reeves tombe à point nommé avec l’évolution donnée par Godding et Cregan au Blossom Toes. En ce début d’année 1969, le flower power n’est plus qu’une étiquette commerciale et la guerre du Vietnam mobilise les esprits. Comme le souligne Brian Godding, les membres du groupe ont besoin de se forger une nouvelle identité avec laquelle ils pourront se sentir en accord. En mars, le groupe concrétise cette évolution en enregistrant en une semaine son second album, If Only For a Moment, au studio Advision avec, pour ingénieur du son, Eddy Offord, célèbre pour son travail avec Procol Harum, John McLaughlin, Yes ou encore Emerson, Lake & Palmer.
If Only For A Moment offre effectivement dès son premier titre, Peace Loving Man, un rock dense et lourd inédit pour le groupe. Plus expérimentés et matures, les musiciens ont obtenu de Giorgio Gomelsky un plus grand contrôle de leurs enregistrements. Ils refusent cette fois les orchestrations complexes ou les réarrangements qui leurs sont proposés et partent du principe que les morceaux enregistrés doivent pouvoir être joués sans difficultés sur scène. A l’opposé du temps pris en studio pour We Are Ever So Clean, le groupe travaille volontairement dans l’urgence. Kiss Of Confusion est ainsi écrit la veille de son enregistrement. D’autres titres sont enregistrés rapidement car ils ont été rodés précédemment des mois durant en concerts. L’importance prise par les guitares est perceptible sur de nombreuses chansons, Kiss Of Confusion, Listen To The Silence, Love Bomb et surtout Wait A Minute, sans doute le titre le plus représentatif des recherches menées par Godding et Cregan pour accorder leur jeu de guitares. Seule concession, la face B contient une reprise de Just Above My Hobby Horse’s Head de Richie Havens fortement suggérée par Giogio Gomelsky et jouée sans grande conviction par le groupe. Sur ce morceau intervient Shawn Phillips, ami du groupe et éblouissant joueur de sitar présent sur nombre d’albums de Donovan, sur Sgt. Pepper’s Lonely Heart Club Band et, par ailleurs, auteur de superbes albums personnels (Contribution, Second Contribution, Collaboration).
La pochette de « If Only For A Moment »
Le groupe est cette fois fier de l’album enregistré même si la direction choisie désarçonne les fans de la première heure. Le premier single, réunissant Peace Loving Man et Just Above My Hobby Horse’s Head, sort début avril. La critique, à nouveau enthousiaste, souligne l’imagination des arrangements, la variété des tempos, les textes surprenants… En attendant la sortie de l’album, le groupe reprend la route des concerts. Le 12 mai 1969 les Fairport Convention sont victimes d’un terrible accident de la route alors qu’ils se rendaient à un concert à Birmingham. Le batteur Martin Lamble et la styliste Jeannie Franklin, compagne du guitariste et chanteur Richard Thompson, sont tués dans l’accident et les autres passagers sont sérieusement blessés. Un concert de soutien est rapidement organisé. Il a lieu le 25 mai et réunit Pink Floyd, les Pretty Things, Family, Eclection et les Blossom Toes. Assez symboliquement, ce concert signifie également la fin du flower power pour beaucoup par la violence qui s’y manifeste. En effet, une foule importante s’est déplacée et trois personnes s’en prendront violemment à un roadie des Pretty Things. Devant l’entrée, une gigantesque bagarre va éclater et plusieurs personnes seront blessées lorsque les portes de verre du Roundhouse se briseront. Comme le souligne un article de l’époque, il est sans doute significatif que le seul groupe ce soir-là qui jouera un set calme est Pink Floyd, tous les autres proposant une musique sauvage et brutale, signe de temps qui changent.
Le 4 juillet, Marmalade décide de sortir sept nouveaux albums dont If Only For A Moment. Il s’agit pour Giogio Gomelsky de rassurer les gens de Polydor qui distribuent et financent son label en montrant que celui-ci est actif et prêt à poursuivre sur la lancée du succès obtenu par Julie Driscoll. Pour cela, Gomelsky a organisé une présentation multimédia le 23 juillet, présentation comportant des écrans couvrant l’espace à 360° sur lesquels des films promotionnels seront projetés avec un son stéréo de qualité. Hélas, le matériel ne fonctionne pas et la présentation est un flop complet. 100° Proof, un album promotionnel reprenant des titres des sept albums est édité par Marmalade dans la foulée. If Only For A Moment est ensuite disponible. Les critiques sont à nouveau bonnes mais plutôt réduites. Une bonne partie de la presse underground ne s’intéresse pas à l’album et John Peel ne l’évoque même pas dans son émission. Les ventes seront limitées. Dans un entretien pour Disc & Music Echo, Jim Cregan met en évidence le dilemme que rencontrent les Blossom Toes à ce moment de leur carrière : essayer d’être fidèles à ce qu’ils veulent musicalement être et, en même temps, être dans l’obligation d’obtenir un ou deux hits qui permettraient au groupe de rester sur ses pieds.
Le 27 juillet, comme une confirmation à ces propos, les Blossom Toes devaient donner un concert gratuit au Birmingham’s Calthorpe Park mais celui-ci est tellement mal promotionné qu’il n’y a aucun public. Le 31 juillet, le groupe est en concert à Scarborough lorsqu’une descente de police interrompt le show. Toutes les personnes présentes, musiciens, organisateurs, participants au concert, sont arrêtées et poursuivies individuellement pour possession de drogue. Les musiciens continuent néanmoins à tourner dans plusieurs festivals avec une bonne réception de leurs concerts. S’enchaînent le National Jazz & Blues Festival, le festival de Bilzen en Belgique, un concert au prestigieux Smetana Hall de Prague habituellement réservé aux opéras, une tournée en Angleterre en septembre-octobre… Le 26 octobre, les Blossom Toes sont au festival d’Amougies en Belgique. Ce festival a été l’équivalent européen de Woodstock. Il réunissait aussi bien la scène du rock progressif montante (Pink Floyd, Soft Machine, Yes, Colosseum, Nice, Caravan…) que la scène du Free Jazz alors en pleine explosion (l’Art Ensemble of Chicago, Don Cherry, Archie Shepp, Alan Silva…). Frank Zappa, qui n’était plus alors accompagné par ses musiciens, les Mothers of Invention, en était le maître de cérémonie. Zappa est monté sur scène avec un grand nombre d’artistes des deux scènes musicales pour de longues improvisations durant les quatre journées du festival. Il rejoint également les Blossom Toes et, après un début hésitant, s’accorde avec eux sur un morceau de Ben E. King qui leur sert de point de départ pour une improvisation d’une demi-heure à laquelle s’associent des musiciens de jazz qui assistaient, depuis les coulisses, au spectacle. Après cette puissante improvisation jazz-rock, Frank Zappa dira à Cregan et Godding toute son admiration pour la chanson The Remarkable Saga Of The Frozen Dog qu’il trouve proche de ses propres recherches musicales.
Rock’n Folk n°35 (décembre 1969) avec les Blossom Toes à Amougies en couverture
Alors que le son des Blossom Toes préfigure celui d’un groupe comme King Crimson qui, en cette année 1969, devient célèbre, Polydor retire son soutien à Marmalade dont les albums se vendent mal. Sans promotion ni succès commercial, l’enthousiasme se met à chuter. La rupture avec Polydor est achevée lorsque Brian Godding refusera de signer le contrat relatif à la sortie du nouveau 45 tours des Blossom Toes qui devait reprendre New Day et Love Bomb. Un soir de décembre, alors que le groupe rentre d’un concert, leur voiture dérape et sort de la route pour finir sur le toit dans un ravin. Personne n’est blessé mais les musiciens se disent qu’il s’en est fallu de peu. Cet accident sera le déclenchement de la fin des Blossom Toes. Brian Godding et Brian Belshaw passent alors quelques jours à la campagne pour faire le point sur ce groupe qu’ils ont fondé à la fin de l’année 1962 sous le nom des Gravediggers pour devenir ensuite les Ingoes et, finalement, les Blossom Toes. Ils ont tous deux le sentiment d’avoir été aussi loin qu’ils le pouvaient dans leur aventure musicale et qu’il est maintenant temps de passer à autre chose. S’il n’avait pas fondé le groupe, Jim Cregan en était un des acteurs importants. Il vivra difficilement cette séparation car il avait alors le sentiment que le groupe pouvait encore percer. Selon lui, les musiciens avaient trouver une grande aisance dans leur travail en commun et le public était présent en nombre lors des concerts. Dans son bureau, à l’annonce de la rupture du groupe, Giorgio Gomelsky leur dira simplement : « Eh bien, nous nous retrouverons dans une autre vie ! »
Immédiatement après la dissolution des Blossom Toes, Brian Godding et Jim Cregan collaborent à l’album 1969 de Julie Driscoll, belle-soeur de Godding (Brian Godding a rencontré et épousé Angie Driscoll en 1965). Brian Godding intègre ensuite le collectif de jazz-rock progressif Centipede formé par Keith Tippett et participe à l’éphémère B.B. Blunder, poursuivant ainsi sa collaboration avec Brian Belshaw. Julie Driscoll et le revenant Kevin Westlake se joignent aux deux musiciens. De son côté, Jim Cregan entame une fructueuse carrière de guitariste auprès de Cat Stevens, Family, puis rencontre Rod Stewart en 1976. Il devient son principal collaborateur, produisant et écrivant certains des titres les plus connus du chanteur (Passion sur Foolish Behaviour, Tonight I’m Yours sur l’album éponyme, Forever Young pour lequel il recevra un Grammy en 1988). Il a épousé le top model Jane Booke et vit aujourd’hui à Los Angeles. Brian Godding poursuivra quant à lui des collaborations multiples. On le retrouve sur l’album Köhntarkösz (1974) de Magma, album produit par Giorgio Gomelski. Il écrit également plusieurs titres et joue de la guitare sur l’album Bursting Bubbles (1980) de Kevin Coyne. Il enregistre un album solo en 1988, Slaughter On Shaftesbury Avenue. Brian Godding vit à Londres avec Angie Driscoll et se produit encore régulièrement sur scène.
Le site personnel de Brian Godding : http://www.lotsawatts.co.uk
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