Retourner aux sources, de sa musique ou de ses inspirations, affirmer ou figer sa proposition, aller de l’avant quitte à générer l’incompréhension… Se raconter ou raconter ? Privilégier la narration ou l’introspection ? Quel est le sens d’un album en 2024 à l’heure où le streaming est le premier mode d’écoute ? Autant de questions et problématiques qui se sont posées pour bon nombre d’artistes cette année encore. Plus les attentes sont fortes, plus la pression est haute ? Une chose est sûre, celui qui aura su nous époustoufler à deux reprises, à seulement quelques mois d’intervalles, n’est ni un illustre inconnu, ni un rappeur déconnecté des réalités. Abrégeons tout suspense, il s’agit de SCH.
Depuis son arrivée remarquée avec A7, le MC d’Aubagne n’aura eu de cesse de clarifier et amplifier sa proposition musicale, faisant taire l’éventuel scepticisme par des projets de plus en plus denses. En une dizaine d’années, il compte déjà plusieurs primes et classiques (A7 et JVLIVS). Surtout, il parvient à mêler exigence artistique et indéfectible popularité, envergure et accessibilité. Il y a fort à parier que 2024 va devenir une année charnière dans sa carrière, comme 2020 (« oui ma gâtée ») et 2015 l’ont été auparavant. Il a étoffé sa grande œuvre, la saga JVLIVS d’un prequel en juin, Giulio, avant d’apporter sa tant attendue conclusion en décembre avec le Tome III, Ad Finem. Outre l’événement de cette double sortie (une première dans sa carrière), il a signé deux des meilleurs projets de l’année, survolant définitivement une discipline qu’il honore, enrichit et réinvente avec régularité et singularité. Ce prequel surprise, délesté de featurings, était, autant l’affinage d’une mythologie qu’il façonne depuis 2018 qu’une réponse indirecte aux critiques héritées sur JVLIVS II (grand album sous-estimé) et Autobahn (dont les expérimentations et sonores préfiguraient le présent recentrage).
Si SCH se soucie davantage de la cohérence générale de ses albums que des réactions spontanées, il y a fort à parier que sa mixtape précédente ait pu servir à définir aussi ses propres limites en termes de directions. Giulio a fait l’effet d’un retour à une sobriété parfois proche de l’ascèse, ramenant son projet à son essence : développer un avatar criminel violent et romantique, établir le personnage clé de voûte de sa discographie. Plus frontalement narratif que le Tome II, ce prequel replace quelques repères en prévision de la conclusion. Il n’en demeure pas moins un disque autonome, puissant et complet, qui à lui seul tient la dragée haute à la quasi-intégralité des sorties de 2024. De la noirceur mélodique des Hommes aux Yeux noirs, au banger iconoclaste Hell’s Kitchen, un autre constat s’impose, le S est pleinement affranchi de ses référents pour imposer des tonalités qui ne ressemblent désormais qu’à lui, quand bien même certaines influences seraient perceptibles.
Pour autant, cette excellente forme n’a pas suffi à nous préparer à l’admirable JVLIVS III, qui d’un même geste prétend au titre de meilleur opus de la saga, meilleur album de l’année et possible meilleur projet de la carrière de son auteur. Passé la dimension conceptuelle de la franchise, il serait malheureux de ne pas évoquer sa manière de célébrer une certaine éthique et notamment sa façon d’honorer son format, sciemment choisi et investi. À rebours de la mode, la notion de single est presque devenue secondaire, ceux-ci le deviennent naturellement, à l’intérieur d’un dessein plus grand où l’album n’est pas un terme anodin mais une vertu cardinale. La manière de penser les opus en films, constitue autant une ambition personnelle qu’une volonté de rigueur : chaque un projet est un tout qui gagne à être écouté dans sa continuité. Cette approche est aussi, évidemment, un moyen de rendre hommage à une discipline artistique qui a nourri et inspiré le rappeur. Que le film criminel soit au cœur du hip-hop français n’est pas nouveau, de Scarface à American Gangster, les citations, de tous temps, sont nombreuses, c’est plutôt le jusqu’au boutisme du geste qui fait la différence. Au fond, SCH n’a pas des préoccupations si éloignées du tout venant, il se distingue par sa propension à pousser les curseurs (référentiel plus pointu notamment) et l’exigence pour mener à bien son objectif. Sur Deux-Mille par exemple, il ne se contente pas de créer un pont entre le rap et la chanson française, il impose un hybride entre une variété héritée d’Aznavour et son propre style, cru et sensible, violent et poétique. Point de sample ou de reprise déguisée, il va sonder la nature d’une démarche pour ensuite la digérer et la faire sienne. De même, lorsqu’il embrasse des sonorités électroniques, très typiques d’une école marseillaise du rap, c’est le fantôme de Giorgio Moroder qui apparaît sur l’hallucinant Quartiers Nord.
La fiction est moins une couverture qu’un exutoire pour un artiste qui s’est trouvé à travers d’autres, un avatar fictif, des featurings, des mentors… Deux invités triés sur le volet figurent sur cet ultime chapitre. L’italien Sfera Ebbasta, qu’il retrouve huit après après Cartine Cartier sur Anarchie, pour l’excellent Soldi famiglia et une collaboration rêvée avec Damso, 02:00, sur laquelle il (SCH) nous semble prendre l’ascendant, si compétition il doit y avoir. En quatre tomes qui forment un ensemble unitaire, tout en existant chacun individuellement, SCH/JVLIVS a établi la bande-originale d’un récit fictif nourri de réminiscences autobiographiques. La saga lui a permis de franchir différents paliers à mesure que s’écrivaient les chapitres tandis qu’il élargissait à sa manière, des possibles pour le rap français. Quand beaucoup baissent le pied après quelques projets, lui s’est bonifié avec le temps. JVLIVS III conclut majestueusement une décennie d’exercice élaborée comme une montée en puissance thématique et musicale, où l’écriture chiadée et le flow technique auront su s’adapter et évoluer, sans jamais se renier. On ignore de quoi sera faite la suite de sa carrière, mais il n’est pas trop tôt pour encenser le travail accompli. SCH est, avec une éblouissante vigueur, parvenu à élever le rap français, à lui dessiner un horizon au cœur d’une ère florissante et pourtant en proie à la stagnation.
À venir – L’année 2024 du rap français dans le rétroviseur [3/4]: L’ombre avant la lumière
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