Nous arrivons en fin de ce bilan tout personnel et inévitablement empreint de subjectivité dans le choix des artistes évoqués. Avons-nous gardé le meilleur pour la fin ? Peut-être, peut-être pas, chacun verra midi à sa porte. Il n’empêche que 2024 aura été une année riche de révélations et de promesses, c’est peut-être en ce domaine qu’il y aura le plus de surprises. Retour aux fondamentaux du rap ou du R’n’B, hybridation des genres… Il y en a pour tous les goûts, assurément plusieurs voies stimulantes coexistent.
Huntrill et TH ont chacun incarné la défense d’un hip-hop technique, attaché à ses rimes et à une certaine intransigeance, doublée d’un refus d’une quelconque concession vers la mode et la tendance. L’idée d’un rap pur et respectueux de son héritage (tout en investissant une trap brute jusque dans les titres de leurs disques) transpire sur leurs opus respectifs invoquant chacun à leur manière la figure tutélaire d’Alpha Wann. Dans le cas de TH, un artiste que l’on a découvert en même temps que son E-TRAP, nous avons été impressionnés par sa propension à imposer directement un univers reconnaissable, conduit par son flow mélangeant nonchalance et placements rigoureux. Les deux featurings, Stavo et Alpha Wann justement, s’inscrivent en cohérence, achèvent de marquer un territoire musical sombre et percutant. Huntrill a frappé deux fois, d’abord sur un projet commun avec le beatmaker Hologram Lo’, REPLICA 2 (le boss de Don Dada records est évidemment invité), puis en fin d’année avec Nouvelle Trap 2. Punchlines (ou hyperboles c’est selon) chirurgicales détonantes sur les sonorités traps (« Traumatisé à vie, syndrome du frigo vide / 2018, j’ronflais au Hilton, j’ai pas attendu les prix du Covid »), Huntrill se positionne à contre-courant jusque dans ses textes incisifs n’hésitant pas à tacler frontalement la concurrence sur son indigence (« J’écoute ton rap de con, c’est pas mon truc, c’est pas mon champ d’action »). Un troisième MC a brillé sur un créneau de rap de (pour ?) puristes, Jungle Jack et son formidable JUNGLE DES ILLUSIONS VOL.2 . Un peu plus old school sur sa forme, notamment au niveau des instrumentales, tel un croisement entre Lunatic et les X-Men. Il a livré certains des meilleurs couplets et des meilleurs titres de l’année (on a un faible pour LE CHEMIN). Quelques invités de premiers plans, comme Souffrance (excellent sur QUARTIERS EST) et l’incontournable Alpha Wann sont venu lui prêter mains fortes. Ce trio a fait les beaux jours des auditeurs attachés aux codes des pionniers et du premier âge d’or.
Si USKY n’est pas un rookie, sa signature au sein de l’écurie 92i lui a conféré une seconde jeunesse après dix ans de travail dans l’ombre et derrière le micro. Anhédonie, son deuxième opus sur le label après Rétina, a confirmé sa grande forme actuelle et sa progression au contact du Duc. Sa proposition entre rap et chant s’exécute désormais dans un confort qui n’est aucunement synonyme d’embourgeoisement. Son écriture chiadée n’a pas faibli, tout comme la tonalité torturée de sa musique et une urgence vitale palpable entre les lignes… Il ne semble pas avoir perdu en authenticité. Doux et écorché, brut et sensible, USKY ne se mélange pour l’instant qu’avec ses acolytes 92i (JSX et Green Montana sur Anhédonie, SDM et Booba sur Rétina) dans un élan loyal et possiblement une once de redevabilité. Il a également marqué les esprits sur l’album surprise de Kopp, sur le titre Benigni (sur AD VITAM ÆTERNAM) dont il serait à l’initiative. Il est attendu de pied ferme en 2025 pour son album Noura, teasé depuis maintenant plusieurs semaines.
Lancé par un projet tardif (15 décembre 2023) RECHERCHE & DESTRUCTION, toujours dans les oreilles en 2024, Jolagreen23 a été l’un des artistes les plus présents de l’année, occupant l’espace, s’imposant tant en solo qu’en featurings. Auréolé de l’étiquette un peu facile mais méritée de rookie de l’année, il faisait en fin de compte presque office de rappeur confirmé avant l’heure au moment des bilans. Son album +99XP est venu justifier la hype tout en lui permettant de franchir un palier. La cohérence de son univers mêlant référentiels tirés de l’enfance (dessins animés) et l’adolescence (jeux vidéos) à la réalité du monde adulte s’accorde avec une facilité à déformer ses flows, casser la routine de l’auditeur d’un texte à l’autre. L’insolence avec laquelle il assène ses couplets et la facilité feinte dans la manière de poser, en impose autant qu’elle interroge. Comment cette maturité précoce va évoluer ? +99XP donne des éléments de réponses rassurants. Son trio d’invités (Green Montana, Adèle Castillon, Lesram), illustre une envie d’horizons pluriels et d’expérimentations. Jolagreen23 flirte avec le mainstream actuel et un rap à l’ancienne, cette polyvalence lui offre une palette large qu’il ne lui reste désormais plus qu’à affûter et optimiser davantage. Ce n’est pas une mince affaire mais il semble avoir les épaules pour.
Si Theodora avait attiré notre attention avec Lili Aux Paradis Artificiels 1 et 2, on ne s’attendait pas à ce qu’elle prenne une telle dimension avec sa première mixtape Bad Boy Lovestory. Les singles FNG et MON CASQUE ont fait monter la sauce avant la déferlante KONGOLESE SOUS BBL, devenu un tube viral puis national, propulsant la Boss Lady sur le devant de la scène. Ce banger redoutable et irrésistible ne doit pas faire d’ombre à un projet de grande qualité qui donne un premier aperçu très qualitatif des inspirations et aspirations d’une artiste qui a toutes les cartes en mains pour devenir incontournable. On aime son égotrip insolent, sa malice, son esprit, son autodérision mais aussi sa sensibilité qui éclate sur des pistes comme ILS ME RIENT TOUS AU NEZ ou MON CASQUE. Sa mixtape, faussement futile, homogène et éclectique, constitue l’une des propositions les plus enthousiasmantes de l’année et accessoirement l’un des projets qu’on a pris le plus de plaisir à écouter puis inlassablement réécouter.
Plus brièvement et en vrac, on a également aimé :
Déjà largement convaincu après Romance et Méteo, on attendait en toute confiance le nouveau projet de Jäde. À raison, Les Malheurs de Jäde investit un R’n’B noble aux problématiques de quasi trentenaire avec un premier degré appréciable et une fausse candeur. Il y a quelque chose d’à la fois nostalgique et très actuel, tant dans la forme que le propos (qui ne se limite pas à un instantané de l’époque). Mentions pour excellent feat avec Zamdane (Get Out) et le titre Tranquille. Nous avions découvert Houdi en 2023, comme une promesse à suivre, Le dernier rayon de Soleillui a permis de commencer à les confirmer dès cette année. Il arrive à une forme aboutie, cohérente et mature sans se détacher prématurément de sa dimension d’artiste encore en développement. Il tient une formule avec une voix identifiable et des sonorités entraînantes, dans un référentiel oscillant entre pop culture et patrimoine, tout en parlant de lui à cœur. Un jeune homme d’aujourd’hui qui dégage quelque chose de très pur, dénué d’effets ou d’affeteries, qui s’avère en fin de compte très appréciable. Quelques mots enfin sur la trap juvénile et next gen de Zequin dont le projet NTABASHII nous a plu. On aime évidemment les ultra efficaces COMME GUCCI MANE EN 2006 et FLEX, on apprécie aussi ses aventures plus détonnantes telles que BABYLONE et ses accents multiples (des Antilles à la Jamaïque).
Un point sur les formats courts
Deux EP pour Mademoiselle Lou cette année, LA VAGUE (qui a notre préférence) et VIVRE, deux exercices peaufinant un univers entre rap et chant, un brin hybride et pourtant bien séduisant. Sensation appréciable d’une artiste qui se refuse à brûler les étapes et vient contenter nos oreilles à un rythme régulier, avançant dans le calme et la patience. Depuis que nous l’avons découverte en 2020, Lazuli nous enthousiasme. On aime l’originalité de sa proposition et la précision de celle-ci qui évolue de projet en projet tout en gardant son ADN. Après un excellent EP en commun avec Angie en 2023 (ANGILINAZULI), elle a sorti un nouveau format court (Aphrodisiaque) mais cette fois-ci en solitaire. Un opus ensoleillé et généreux, sur lequel on retrouve Lala &ce sur (J’aime bien), le redoutable Monte à bord ou encore Aventador , qui aura su idéalement nous rafraîchir. Remarquée en 2023, Kyana a proposé un EP de bonne facture, Bonjour Tristesse. Si sa voix est jolie et que ses textes se tiennent, une retenue est encore perceptible dans la mesure où une certaine sagesse caractérise l’ensemble. L’entêtant CE QU’ON ME DISAIT mis à part, son univers semble ne demander qu’à gagner en folie et liberté pour exploser pleinement. À noter que son récent single Tout Recommencer avec So La Lune, nous a beaucoup plu. Valeur sûre du rap, Souffrance s’est offert une parenthèse courte avec Éléphant, un trois titres aventureux dans lequel il s’éloigne de ses productions de prédilections pour aller sur des instrumentales plus lourdes et rugueuses qu’à l’accoutumée, qu’il découpe avec son incontestable savoir-faire. Bref, une récréation de premier choix. On a repéré Timea, quelques années plus tôt sur scène, dans un plateau collectif. C’est depuis une artiste que l’on suit et apprécie, qui évolue en indépendance, préférant singulariser, radicaliser sa démarche que de tenter d’aller vers quelque chose de plus consensuel. Son Metal est venu amplifier ce constat. Fragile et ambitieux, l’EP semble regarder de l’autre côté de l’Atlantique en direction de FKA Twigs et 070 Shake, non sans panache, ni incarnation. Enfin, on garde la meilleure pour la fin, sheng qui nous a fait très forte impression avec sa proposition qui flirte fréquemment avec l’hyperpop, se jouant des langues (alternance entre français et mandarin) et des ambiances pour proposer un univers coloré tour à tour festif et agressif puis doux et mélancolique. On a adoré TOUT VA MAL mais aussi son prédécesseur DI YU, on attend maintenant non sans impatience son premier album annoncé pour février : J’SUIS PAS CELLE.