En vérité, en vérité il nous l’a dit : le rock est mort !
Ce texte sur Diamond Dogs – suivi d’un court entretien avec le producteur Ken Scott – fait partie d’une projet personnel qui comprend également une reprise musicale de l’ensemble des chansons de l’album que je viens de réaliser et que l’on peut écouter (et télécharger) sur le site Sound Cloud :
soundcloud.com/enrique-seknadje/sets/diamond-dogs-revisited
La page concernant ce projet intitulé Diamond Dogs Revisited se trouve ici :
https://www.facebook.com/pages/Diamond-Dogs-Revisited/757544164308655
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Malgré ses airs de disque à jamais en chantier, de concept-album hétéroclite et bancal, fait maison par un David Bowie esseulé et camé, qui n’en a pas tout à fait fini avec le glam et n’a pas encore clairement dessiné les contours de la Plastic Soul qui sera son cheval de bataille et de Troie pour l’année 1975, Diamond Dogs est, selon nous, un disque majeur dans la carrière du chanteur et dans l’histoire du rock. Un disque-rupture et charnière extrêmement personnel et profond, aux sonorités inassimilables, qui a sonné symboliquement – comme son auteur le souhaitait – le glas du rock’n’roll.
Tout va très vite avec Bowie… 1973, c’est un an après l’explosion Ziggy Stardust. Dans le courant de l’année, le chanteur met déjà à mort la créature malsaine qui a fait de lui la plus grande vedette anglaise depuis les Beatles, et pense à une orientation nouvelle pour sa musique et son style d’ensemble… Entre autres, dans le but de conquérir le marché américain, peu réceptif jusqu’alors à la musique alambiquée et sophistiquée de cet Alligator spatial !!!Il y a donc Aladdin Sane et l’attrait affiché pour les États-Unis ; le Farewell Gig du 3 juillet 1973 à l’Hammersmith Odeon ; le disque-bilan des années londoniennes Pin Ups ; l’émission réalisée pour la TV américaine : 1980 Floor Show, avec la dernière apparition de Mick Ronson aux côtés de Bowie, et la présence d’une personnalité essentielle en cette période qui commence : Ava Cherry. Cherry sera de l’aventure Young Americans. Au tournant 1973/1974, Bowie essaye de la lancer, aux commandes d’un groupe appelé The Astronettes… Cela ne fonctionnera cependant pas… Mais peu importe…
D’un côté, on parle d’un projet d’expérimentation musicale hors des normes de la pop-rock : un disque instrumental qui aurait eu pour titre provisoire Tragic Moments. Une idée probablement destinée à être abandonnée, car commercialement peu réaliste, même si on peut y percevoir – c’est une pure hypothèse – comme les prémices de ce que Bowie réussira à accomplir avec Low et Heroes. Il en reste une trace, un enregistrement réalisé probablement durant les sessions de Pin Ups : Zion est l’un de ses titres – un autre étant A Lad In Vein, C’est plus une improvisation qu’une démo. Certains sons et mélodies seront repris dans l’album Diamond Dogs.
D’un autre côté, germe dans l’esprit bouillonnant de Bowie, le projet de créer une comédie musicale à partir de l’oeuvre emblématique de George Orwell, 1984. Il semble commencer à prendre véritable forme en septembre 1973. Bowie y travaille avec l’aide de Tony Ingrassia qui fait partie de l’écurie Mainman – la société de management de Tony Defries.
La volonté de l’auteur de Changes est manifestement et plus ou moins officiellement de sortir du carcan du rock, d’en faire exploser les frontières… On connaît la formule bowienne selon laquelle le rock n’est à ses yeux qu’un « moyen » pour réaliser des projets, pour concrétiser des ambitions qui vont au-delà, sont artistiquement plus larges et variées.
Le premier morceau créé pour le spectacle est bicéphale : c’est 1984 couplé avec Dodo. Il a d’abord été enregistré en octobre au studio Trident de Londres avec le guitariste Mick Ronson, et Ken Scott – qui avait produit tous les albums de Bowie depuis Hunky Dory (1971). Il est joué lors du 1980 Floor Show. Nous proposons à la fin de ce texte les réponses que Ken Scott a eu l’amabilité d’apporter à nos questions, concernant son travail avec le chanteur à la toute fin de l’année 1973, et ce qu’il pense du disque dont il est question dans le présent article. Cela permet de voir que l’étrange galette n’est pas du goût de tout le monde, loin de là. Diamond Dogs divise !
En décembre, Bowie et son staff apprennent que la veuve de George Orwell refuse de céder les droits pour une adaptation du roman. Le projet tel que pensé au départ tombe à l’eau. Mais le chanteur ne renonce pas. Il va modifier l’ensemble en gardant l’idée de base. Il crée la Cité de la faim, mégalopole d’une ère post-apocalyptique plongée dans le brouillard et livrée aux chiens et à d’autres bestioles effrayantes et surdimensionnées, en collant entre eux, en synthétisant des influences venant entre autres de Dickens et de Burroughs, des souvenirs personnels, des restes ou traces de productions antérieures, et des intuitions et créations du moment, et en gardant quelques références au roman sus-cité de Orwell – on retiendra bien sûr la citation : « We are the Dead », titre de l’une des chansons, assurément parmi le plus belles qu’il ait jamais écrites…
Les principaux enregistrements se déroulent entre décembre 1973 et janvier 1974, en majeure partie à l’Olympic Studio de Londres. Le projet est finalisé dans un studio des Pays-Bas en février. Bowie joue de beaucoup d’instruments : guitares, saxophones, moog et mellotron. Il se fait cependant aider par Mike Garson pour le piano, par Alan Parker pour la guitare, par Aynsley Dunbar – qui a travaillé sur Pin Ups – et Tony Newman pour la batterie, par Herbie Flowers pour la basse.
Dans le courant du mois de janvier – ou un peu plus tard suivant les sources -, Bowie contacte le producteur Tony Visconti pour mixer une grande partie de l’album – l’ingénieur du son Keith Harwood mixe deux des morceaux… ou trois, selon les sources. Visconti a acquis du nouveau matériel technique pour enregistrer et mixer, et celui-ci va servir de façon très opportune à la réalisation de l’album. Il écrit par ailleurs les lignes de violons pour la nouvelle version de 1984. Visconti évoque sa rencontre avec Bowie, avec qui il avait travaillé de 1969 à 1971, dans son autobiographie Bowie, Bolan and The Brooklyn Boy – cf. pp.213 et sv.
L’ensemble des morceaux sont réalisés dans le cadre du projet qui s’intitule d’abord Diamond Dawgs avant de prendre le nom définitif de Diamond Dogs. « Dawgs » pourrait être le terme de « dogs » tel que prononcé dans le sociolecte propre à la communauté noire américaine, l’ « ebonics ». Parmi les titres qui sont écartés et dont on a une trace discographique, il y a Dodo, donc, mais aussi l’excellente demo Candidate qui porte le même titre qu’un autre morceau qui figure réellement, lui, sur l’album. Les chansons Rebel Rebel et Rock ‘n’ Roll With Me – laquelle est co-écrite avec le proche ami Geoffrey Mc Cormack alias Warren Peace – pourraient avoir été pensées et travaillée dans le cadre d’un autre projet de spectacle dont Bowie a eu l’idée à cette époque et qui n’a finalement pas vu le jour : le Ziggy Stardust Show. Rock ‘n’ Roll With Me évoque la relation entre un chanteur de rock et son public. Pour la face extérieure de la pochette en deux volets, Bowie fait appel au peintre belge Guy Peellaert, auteur du fameux ouvrage Rock Dreams, dont Mick Jagger – qui enregistre aussi, avec ses compagnons, à l’Olympic Studio – lui a parlé. Peellaert s’occupe de la pochette de It’s Only Rock ‘n’ Roll. Mais Diamond Dogs sortira avant l’album des Rolling Stones… Le 31 mai selon les sources les plus sûres. Politesse brûlée ! Peellaert a travaillé notamment à partir de photos de la star prises par Terry O’Neill. Il dessine la tête de Bowie sur un corps de chien. Les parties génitales sont visibles et seront très vite censurées par la maison de disques RCA , donc masquées avec de la peinture. Pour la face intérieure, un travail de montage est fait à partir de clichés pris par le photographe Leee Black Childers – récemment décédé. Elle est censée montrer Hunger City, la cité nébuleuse aux gratte-ciels stériles, en partie détruite et qui dysfonctionne pour l’éternité….
Le climat du disque est globalement très sombre. L’ambiance est trash, un peu gore. Les accents référentiels sont expressionnistes, gothiques, todd browningiens. Les structures éclatées, multipartites. Les sonorités sont sales, parfois à la limite de la musique industrielle. Le jeu est à la fois extrêmement sensible – les mélodies très inspirées – et un peu gauche, hors-normes, car Bowie joue avec des instruments qu’il ne maîtrise pas forcément très bien. Mais c’est ce qui fait tout le charme des morceaux ! La métrique carrée de la musique populaire de base est allègrement subvertie. Que l’on pense au morceau Chant Of The Ever Circling Skeletal Family où sont utilisées, alternées des mesures 2/4 et 3/4. Le chant est théâtral, tortueux, et passe, les machines aidant pour les besoins esthétiques – notamment l’harmonizeur Eventide dont dispose Visconti -, du sur-grave au sur-aigu… Bowie donne dans la vocalise d’opéra (post-rock) comme dans la diction poético-urbaine, dans un quasi rap d’essence lou reedienne.
La dissolution de certains codes musicaux en vigueur dans le genre dans lequel travaille encore – et malgré tout – Bowie se double d’une plongée sur la voie de la déconstruction des règles traditionnelles de compositions littéraires, que beaucoup d’autres artistes ont cependant entrepris avant lui, ne l’oublions pas. Ce serait avec cet album que Bowie commence à user clairement de la méthode du cut-up empruntée à William S. Burroughs – et à Brion Gysin. Le chanteur en parle, exemples concrets à l’appui, dans le magnifique documentaire que lui consacre Alan Yentob en 1975 : Cracked Actor.
À noter qu’en novembre 1973, l’Anglais s’entretient avec l’écrivain américain pour le journal Rolling Stone – la publication se fera en février 1974. Il pose aussi aux côtés de Burroughs pour quelques photos avec, ce qui est tout un symbole, un tee-shirt à l’effigie d’Alex, le garçon sauvage d’Orange Mécanique de Stanley Kubrick… Une référence depuis l’époque Ziggy Stardust.
Il y a un paradoxe en cet opus macabre et dystopique. Il a parfois un son très stonien – Diamond Dogs ou Rebel Rebel, dont on manque rarement de rappeler que son riff pourrait être la version inversée de celui de Satisfaction, comme en a témoigné le guitariste Alan Parker qui a aidé à sa construction. Et parfois, le son en est loin – en aval… Il est assez intéressant de voir que lorsque les Rolling Stones disent leur amour pour le rock – même si ce n’est que du rock -, Bowie a cette phrase, étonnante et criée comme un slogan, qui pourrait caractériser son projet au-delà du circonstanciel narratif : « This ain’t Rock’n’Roll ». Le chanteur a, on l’a dit, toujours cherché à être au-delà du mode d’expression musical qui est le sien, tout en l’utilisant. Et avec sa légende d’un futur sans futur, ses sonorités machiniques, parfois robotiques, Diamond Dogs annonce indubitablement le punk, la cold-wave, la batcave. Est-ce un hasard, d’ailleurs, si Johnny Rotten alias John Lydon déclara dans le numéro du New Musical Express du 23 décembre 1978, à propos de Bowie : « Actually, I think the best thing he’s done is Diamond Dogs. I really liked it…. » ?
Une campagne de promotion très importante – et coûteuse – est organisée par Mainman et RCA. Le disque est un grand succès : en Grande Bretagne, il atteint la première place, comme au Canada. Aux États-Unis, c’est la première grande réussite commerciale de Bowie : Diamond Dogs monte jusqu’à la 5e position. Même en France, le public est conquis : l’album atteint la 4e place et reste, semble-t-il, presque 50 semaines dans le hit parade.
La tournée que lance Bowie et son équipe aux États-Unis, à partir du mois de juin 1974, propose un show pharaonique. Une sorte de musical théâtral avec des décors, et une mise en scène – danse, mime – comme le rock n’en a jamais vu… Il s’agit de donner corps et vie à Hunger City, à l’univers cauchemardesque et science-fictionnel décrit dans le disque. L’équipe qui est à la tâche est impressionnante. Bowie donne trois mots-clé au dessinateur-architecte pour tracer la perspective qui permettra de construire le décor : « Metropolis », « Power », « Nuremberg ». On raconte que c’est Amanda Lear qui, peu de temps auparavant, l’a accompagné dans sa découverte de quelques classiques de l’Expressionnisme allemand – et les cinéastes Lang, Murnau, Wiene… On raconte aussi, entre autres anecdotes, que c’est en le voyant faire une sorte de moonwalk – robotique – que le jeune Michael Jackson a eu envie de travailler, d’adopter à sa manière ce jeu de scène.
Le public succombe. Bowie a gagné son pari. La Fame Machine est enclenchée outre-Atlantique. Mais cette entreprise Dog On The Run a du mal à tenir sur le long terme… Elle coûte beaucoup d’argent, trop – à tel point qu’elle ne semble d’ailleurs pas pouvoir être exportée hors des États-Unis -, et Bowie prend réellement conscience que son manager Tony Defries l’exploite financièrement. L’excessif Halloween Jack se métamorphose en un Soul entertainer relativement plus sobre et économe – si l’on peut dire ! Et engage un avocat pour défendre ses intérêt…
On sait maintenant clairement, grâce à la fameuse exposition David Bowie Is, que le chanteur a souhaité réaliser un film à partir de l’aiguillon 1984 et de Diamond Dogs. Qu’il a créé à cette fin un story-board, des dessins, des légendes explicatives et descriptives. Le protagoniste Halloween Jack vit en haut d’un gratte-ciel vide dans une Cité que hantent des gangs de jeunes qui se déplacent en « roller skates », qui convoitent fourrures et diamants, se nourrissent de « mealcaïne » – référence, bien sûr, à la cocaïne.
Mais ce projet aussi est malheureusement resté lettre morte…
Enrique SEKNADJE
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Petit entretien avec Ken Scott – que nous remercions vivement.
1) When you work with David Bowie on 1984/Dodo at The Trident Studios in october 1973, is there a precise project ? Did you know something about a new record in preparation, about the orwellian musical ?
I had no idea about any of it. There were a few times when we went in, last minute, to record a single and I had no idea what was about to happen. This was just another one of those situations.
2) The version you’ve made with Bowie and Ronson seems to have already a (beautiful) soul style… Did you talked about that new orientation with David at that time ?
We recorded it then went on to do the 1980 Floor Show and really had very little discussion about his wanting to change style. It was however one of the only two mixes he attended and kept on insisting we listen to a Barry White album to try and match the sound/feel.
3) What do you think, personnaly, sincerely, about the album Diamond Dogs ?
I’m not a fan. I feel he lost his “team”. The Spiders and not to blow my own trumpet, me. I understand he wanted to move in a new direction, unfortunately he didn’t find that new direction with Diamond Dogs.
4) Have you an idea of the way you would have produced the album if the producer was you ?That is not something I tend to do, try and figure out the “what if” of a project I had nothing to do with. Sorry.
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Indications bibliographiques et sitographiques. Conseils de lectures :
* http://www.theyearofthediamonddog.webs.com/
* Nicholas Pegg, The Complete David Bowie, Richmond, Reynolds & Hearn Ltd, 2006.
* Tony Visconti, Bowie, Bolan and the Brooklyn Boy, London, HerperCollinsPublishers, 2007.
* Tony Visconti, Bowie, Bolan et le gamin de Brooklyn (traduit par Jérôme Soligny), Paris, Éditions Tournon, 2007.
* Cf. the text written by David Buckley for the reissue of the CD Diamond Dogs in 2004.
* David Buckley is author of an important book about David Bowie : Strange Fascination, David Bowie : The Definitive Story, Virgin Book, 1999 /
* David Buckley, David Bowie – Une étrange fascination (traduit par Florence Bertrand), Paris, Flammarion, 2004.
* David Bowie Is, edited by Victoria Broackes and Geoffrey Marsh, London, V&A Publishing, 2013.
* Ken Scott, Abbey Road To Ziggy Stardust, London, Alfred Music Publishing, 2012.
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