Si « vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir », peu de réalisations récentes auront incarné aussi pleinement la pensée de René Char que le premier album de Lost Horizons, Ojalá, une interjection traduisant en espagnol aussi bien l’espérance que la nostalgie. Ce projet réunit sous une même bannière deux complices de longue date, Simon Raymonde, jadis bassiste des défunts Cocteau Twins et fondateur du label Bella Union, et Richie Thomas, batteur et saxophoniste du quatuor Dif Juz, une de ces signatures atypiques dont 4AD avait le secret. Né de quatre jours d’improvisations en studio suivis, après une première phase de travail sur ce matériau visant, tout en conservant le plus possible sa spontanéité initiale, à la tailler à la dimension de chansons, d’une autre session de même durée, Ojalá fait appel à différents artistes, choisis selon des critères d’affinité au sein et hors de Bella Union, pour le chant mais aussi les textes, ce caractère à la fois expérimental et collaboratif faisant irrésistiblement songer, comme d’ailleurs le résultat final, au laboratoire musical que fut This Mortal Coil entre 1983 et 1991. Avec leurs atmosphères souvent éthérées et intimistes (les boucles liquides de « The Places We’ve Been ») – le seul morceau réellement décevant du disque, « Life Inside a Paradox » (malgré la présence de Sharon Van Etten dans les chœurs), est une tentative vaguement teintée d’un rock assez prosaïque qui s’éloigne assez farouchement de cette esthétique –, leurs lignes musicales qui se déploient comme des plantes aquatiques portées et caressées par le courant, et leur mélancolie où la poudre d’or le dispute à la fuligine, la majorité des compositions, tout en demeurant ancrées dans un présent suffisamment libéré des modes pour revêtir des accents classiques, se souviennent obstinément des éblouissements du passé ; si vous avez grandi avec des groupes comme les Cocteau Twins, le couple formé par les deux joyaux que sont « She Led Me Away » et « Frenzy, Fear » risque fort de vous plonger dans les abîmes d’une nostalgie aussi bienheureuse que douloureuse, et il vous semblera probablement percevoir au travers de nombre des voix féminines conviées l’écho fantomatique et diffracté de celle d’Elizabeth Fraser (deux des exemples les plus immédiatement frappants sont sans doute la trouble apesanteur de « I Saw The Days Go By » et le dépouillement impalpable de « Winter’s Approaching », tous deux chantés par Marissa Nadler). Difficilement classable dans une catégorie précise, Ojalá, réussit pourtant la prouesse, en dépit d’intervenants multiples au tempérament très différent, d’être totalement cohérent esthétiquement en ne se contentant jamais de radoter la même formule ; faisant souffler sur les claviers, la guitare, la basse et la batterie quelques bouffées de jazz ici (« Stampede ») et scintiller quelques éclats de folk là (« She Led Me Away »), s’offrant même une échappée inattendue vers le soleil californien (rayon Beach Boys) mise au service d’envolées contenues et frémissantes dans « The Engine », une des chansons les plus accomplies de l’album, et affichant un goût prononcé pour les textures sonores comme dans l’obsédant « Give Your Heart Away », il possède non seulement une indispensable diversité mais surtout une richesse dont les replis les plus secrets ne se laissent deviner qu’au fil d’écoutes successives. Janus musical aux miroitements de mirage sur des horizons irrémédiablement perdus mais à la présence paradoxalement d’autant plus fascinante, Ojalá offre un voyage vers des terres musicales dont les couleurs familières ne cessent, mêlées dans le cratère d’abandon du rêve, de se parer de reflets étranges en se recomposant.

Lost Horizons, Ojalá

1 CD/2 LP, Bella Union

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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