BERLIN : SORTI IL Y A QUARANTE ANS ET TOUJOURS « LE PLUS DÉPRIMANT » (1).
Le second album solo de Lou Reed,Transformer, produit par David Bowie et Mick Ronson, et qui sort en novembre 1972, est un succès (2). Une partie du grand public, notamment en Angleterre, entend parler du prêtre de l’Underground musical.
RCA, qui a signé un contrat en 1971 avec le chanteur américain, attend bien sûr un nouvel album dans la veine de celui-ci. Mais Lou Reed a apparemment en tête, à l’avance ou en cours d’enregistrement, un disque non commercial, très personnel, sombre… et il veut manifestement profiter de l’effet-Transformer pour le réaliser. Bob Ezrin, à qui Lou Reed a fait appel pour le produire, a déclaré : « He could have made Transformer 2, Transformer 3, Walk On The Wilder Side, Walk On The Not So Wild Side, but, instead, he elects to take one of the bravest steps I’ve ever seen, in pop music history anyway, and he goes out to make a seminal work that digs deeper inside the soul of the artist than any other work that had been released, certainly into the American music scene, in fifty years » (3).
Lou Reed aurait fait appel à Ezrin en entendant avec grand intérêt la reprise de Rock ‘N‘ Roll qu’il a produite pour le groupe de Mitch Ryder, Detroit, et qui date de 1971. Ce morceau, sa lourdeur rock, ses arrangements appuyés, donnent déjà une idée de ce que proposera Lou Reed en concert en 1973 et 1974, de ce qui sera enregistré sur un disque comme Rock ‘N’ Roll Animal.
Il y a aussi, entre autres, Jack Bruce – ex-Cream – qui joue de la basse sur neuf des dix morceaux de Berlin, Stevie Winwood pour une partie des claviers, le batteur Aynsley Dunbar – qui a officié avec Franck Zappa et a joué sur des disques de Flo & Eddie – pour huit des dix morceaux.
À propos de la conception du disque
Selon Bob Ezrin, c’est lui qui a encouragé Lou Reed a composer un concept album : « Pour moi, il était la seule personne en Amérique à avoir le droit et le talent pour raconter une histoire poétique sur la longueur d’un album ». Il affirme avoir dit au chanteur : « Individuellement, j’aime tes chansons, mais tu es arrivé à un point, dans ta carrière, où tu ne peux plus te contenter de raconter des petites histoires ; il faut un plan d’ensemble (…) Regarde ce que tu as fait avec cette chanson, Berlin, sur ton premier album. Visuellement, c’est une chanson incroyablement suggestive, elle pose les fondations d’une longue histoire qui s’interrompt trop tôt. J’aimerais bien savoir ce que deviennent les personnages » (4). Berlin est bien une chanson enregistrée avant 1973 par Lou Reed, qu’il modifie pour la placer dans le nouveau disque. Il ne garde des paroles que ce qui évoque la rencontre des deux amants, et permet de camper le cadre de l’histoire : l’ancienne capitale allemande partagée en deux. Il enlève ce qui renvoie à la séparation. Le morceau Berlin apparaît sur le premier disque solo du chanteur. Une interprétation live est célèbre, notamment car elle a été filmée : celle réalisée dans la salle parisienne Le Bataclan le 29 janvier 1972. Lou Reed chante, John Cale est au piano. Nico est là aussi, mais pour ce titre, elle se contente de regarder. Lors des ses débuts en solo, Lou Reed a l’habitude de reprendre beaucoup d’anciens morceaux de son répertoire, et notamment bien sûr des titres qu’il a enregistrés ou composés à l’époque du Velvet Underground. C’est principalement le cas sur le premier opus. Mais aussi sur l’album Berlin. Oh, Jim vient de la démo Oh Gin enregistrée en avril 1970 et publiée dans la compilation Peel Slowly And See (1995). À noter qu’il existe aussi une démo intitulée Looking Through The Eyes Of Love datant de la même époque. Pour les besoins de son histoire, Reed transforme la phrase en « Looking through the eyes of hate » et l’intègre dans Oh Jim. Caroline Says II vient de la chanson Stephanie Says, un inédit de 1968 publié sur la compilation V.U. (1985). De cette chanson, composée apparemment en référence au manager du Velvet, Seve Sesnick, Reed reprend quelques motifs : le fait que le personnage fait une rupture avec sa vie antérieure, est apparemment froid et détaché au point que ses amis l’appellent « Alaska », n’a pas peur de mourir. Sad Song est une démo du Velvet datant elle aussi d’avril 1970 et publiée sur Peel Slowly And See. De ce morceau où les époques sont mélangées, Reed reprend l’amour du narrateur pour une femme éloignée : « Mary Queen Of Scots ». Si en 1973, d’autres que Jim auraient pu lui « briser les bras », à elle, Mary Stuart alias Caroline, en 1970 c’est Henry V qui aurait pu les briser à lui, le narrateur – référence possible à Henry Stuart, époux de Mary. On dit par ailleurs que Men Of Good Fortune a également été composée à l’époque du Velvet, jouée en janvier 1966, mais qu’il n’y pas d’enregistrement actuellement disponible.
Le récit
Le morceau d’ouverture évoque la rencontre de Jim et de Caroline, une fête, un tête-à-tête, à Berlin, « près du mur ». L’atmosphère est censée être paradisiaque, mais les chants d’anniversaire que l’on entend sont vite tordus à la technique… Comme dans ce qui serait une tragédie, est annoncé d’emblée que les choses vont nécessairement mal tourner – il y a aussi ces phrases significatives, de ce point de vue, dans la chanson suivante : « It had to be that way », « And I say no, no, no ». Avec le second morceau, justement, on apprend que Caroline était chanteuse, fréquentait les bars, vivait dans un hôtel miteux. Il est intitulé Lady Day et est donc une référence à Billie Holiday, à laquelle ce surnom a été donné. Billie Holiday s’est prostituée, a été fortement dépendante de la drogue, violentée par John Lévy, un gangster avec qui elle a eu une liaison… Tout cela, Caroline va le connaître, le vivre, même si la différence entre les deux femmes est que Holiday mourra à cause de sa mauvaise santé, alors que Caroline se suicidera. Dans Caroline Says I, Jim raconte la façon cruelle, injuste dont son amante le traite, mais aussi le fait qu’il prend sur lui, la met sur un piédestal : elle est – encore – sa « reine germanique ». Jim, son prénom l’indique, pourrait être, lui, anglo-saxon. How Do You Think It Feels ? évoque l’addiction à la drogue – de Jim et/ou de Caroline -, les sensations lancinantes, douloureuses qu’elle provoque. Impossibilité de dormir, de faire l’amour sinon « par procuration », impression d’être à la fois chasseur et proie. Dans Oh Jim, la haine du protagoniste masculin pour Caroline se fait jour. Jim frappe sa compagne. Caroline Says II, qui commençait la face B du vinyle, est la réponse de la protagoniste féminine à la violence de Jim. Son amour pour celui-ci a disparu. Caroline est froide comme de la glace (« All of her friends called her Alaska », et « It’s so col cold in Alaska »). Les autorités enlèvent les enfants de Caroline, car elle s’est montrée une mauvaise mère, s’est livrée à la prostitution avec toutes sortes de gens – y compris des Noirs ! : « They’re taking her children away / Because she was making it with sisters and brothers /And everyone else, all of the others » – , parce qu’elle est un camée : c’est la chanson The Kids – où l’on entend les enfants de l’héroïne pleurer, réclamer leur mère (5). Caroline se suicide, s’ouvrant les veines avec un rasoir, dans le lit même où elle a conçu sa progéniture : c’est The Bed.
Notes :
1) Nous faisons ici référence au journaliste du magazine Creem, Lester Bangs, qui a parlé dans les années soixante-dix de Berlin comme de l’« album le plus déprimant jamais fait ».
Le présent article fait suite à l’émission d’Éric Tessier « Place aux fous – Musique » (Radio Libertaire, 23 août 2013), consacrée au disque et dans laquelle je suis intervenu. Éric Tessier est écrivain, notamment auteur de la première biographie en français d’Alice Cooper (Camion Blanc, 2013).
2) Nous renvoyons le lecteur au texte concernant Transformer que nous avons publié ici même pour fêter les quarante ans de sa sortie :
https://www.culturopoing.com/musique/lou-reed-transformer/20120904
3) Cf. le documentaire de Timothy Greenfield-Sanders, Rock And Roll Heart (1998).
4) Jean-Daniel Beauvallet, « Lou Reed raconte Berlin l’enchanteur », Les Inrockuptibles, n° 404, 27 août/2 septembre 2003, pp.30 à 39.
Nous ne saurions trop conseiller la lecture de cet article qui commémorait les trente ans de la sortie du disque. Les témoignages de Lou Reed et de Bob Ezrin sont précieux. Nous partageons toutes les appréciations de Beauvallet sur Berlin.
5) Bob Ezrin a tordu le cou à la légende qui voudrait que lui ou Lou Reed ont faire croire aux enfants que leur mère était morte. Le producteur a raconté que ceux-ci ont joué le jeu des pleurs et qu’il a travaillé longtemps à la console pour obtenir les effets d’intensité et d’intensification dramatiques qu’on entend sur le disque. Cf. Ibid.
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