Paris, 1686. Marin Marais, âgé de trente ans, élève surdoué du peu disert et peu commode Sainte-Colombe, publie son Premier Livre de Pièces de viole. Tout naturellement, il offre ces prémices de son art au musicien qui, depuis plus de dix ans, l’a pris sous son aile et a favorisé son ascension, Jean-Baptiste Lully, qui est son supérieur au sein de l’Académie Royale de Musique et représente, si l’on excepte un caractère peu enclin aux concessions, l’exacte antithèse de ce que l’on sait du violiste au mûrier. L’épître dédicatoire de Marais ne se contente pas d’être l’amoncellement d’obséquiosités auquel se résume généralement ce genre d’écrit de circonstance ; elle démontre au contraire toute la subtilité du jeune compositeur qui y tisse un habile jeu de résonances entre la protection dont il jouit de la part du Surintendant et celle que Louis XIV accorde à ce dernier, préfigurant la faveur qui sera la sienne auprès d’un monarque qu’il servira avec constance jusqu’à sa mort en 1715.
Évoquer l’ombre de Lully en préambule de quelques lignes consacrées aux suites pour deux violes, qui n’y sont jamais désignées comme telles, du Premier Livre de Marais ne tient pas uniquement à la dédicace de ce recueil publié en deux temps, les parties de viole en 1686 – on y trouve la Suite en ré mineur (sept pièces numérotées 66 à 72) – et celles de basse continue en 1689, augmentées de quelques compositions nouvelles dont les dix qui forment la Suite en sol majeur (73 à 82), immédiatement suivies par le Tombeau de M. Meliton, hommage aussi émouvant que pudique à l’organiste qui tint la tribune de Saint-Jean en Grêve de 1670 à 1682. Cet opus primum constitue en effet un acte d’allégeance du cadet vis-à-vis de son aîné tout autant que l’esquisse, par petites touches, d’une voix personnelle que les quatre livres à venir préciseront et amplifieront au point de la faire résonner dans toute l’Europe. Pour l’heure, Marais s’ancre très ostensiblement dans la tradition en organisant ses suites à deux violes, une distribution dans laquelle on peut naturellement voir un hommage à Sainte-Colombe, d’autant que la seconde viole s’émancipe assez fréquemment de son rôle d’accompagnement pour dialoguer avec la première, en respectant la stricte orthodoxie du plan de la suite de danses ; chacune d’entre elles possède son humeur propre, nostalgique et sérieuse pour celle en ré mineur, fluide et lumineuse pour celle en sol majeur, ce qui n’exclut ni les éclaircies dans la première, ni les assombrissements dans la seconde. Tout est ici démonstration de l’étendue du savoir-faire formel du compositeur qui jamais n’oublie de faire admirer sa maîtrise du contrepoint, pas plus qu’il n’omet de flatter le goût de ses contemporains, et en particulier du premier d’entre eux, pour la danse et l’opéra ; ainsi, après que la Fantaisie en écho a apporté un peu d’originalité dans son déroulement, la Suite en sol majeur se referme-t-elle sur une imposante Chaconne dont les souples volutes font oublier avec quelle rigueur elle est construite. Le mélange d’héritage et d’innovation qui signe le Premier Livre est également pleinement illustré par le Tombeau de M. Meliton qui reprend à son compte un genre courant chez les luthistes et les clavecinistes en l’adaptant à son instrument, ce qui lui ouvre encore plus largement les horizons magnifiquement ébauchés par Sainte-Colombe dans son fameux Tombeau Les Regrets.
Mieneke van der Velden, Wieland Kuijken et Fred Jacobs ne sont naturellement pas les premiers à se pencher sur les suites à deux violes du Premier Livre de Marin Marais et les amateurs de ce répertoire auront sans doute à l’esprit, outre les réalisations méritoires de Philippe Pierlot (Ricercar, 1997) et de Jean-Louis Charbonnier (Ligia, 2007) ou celle, toute récente, d’A 2 Violes Esgales que je n’ai pas écoutée (Musica Ficta, 2015), le disque mythique enregistré en avril 1978 par Jordi Savall et Christophe Coin aux violes, Ton Koopman et Hopkinson Smith assurant au clavecin et au théorbe une luxueuse basse continue (Astrée AS 39/E 7769). Comparé à cet étalon gravé il y a presque quarante ans, cette nouvelle version fait mieux que jouer les seconds couteaux ; elle s’impose sur bien des points comme une alternative parfaitement crédible à sa glorieuse prédécessrice, qu’elle surpasse même dans le domaine de la propreté technique (un des cas les plus représentatifs étant la Fantaisie en écho) et surtout des contrastes qu’elle ménage d’une pièce à l’autre avec beaucoup d’intelligence. Là où Savall et Coin jouaient de façon assez constante la carte d’une poésie volontiers rêveuse et d’une grande homogénéité, Mieneke van der Velden et son maître Wieland Kuijken n’hésitent pas à attaquer la corde plutôt que la caresser uniment et à accentuer les rythmes de danse, produisant une lecture où la tendresse est sans cesse relevée d’un rien d’âpreté, pleine de rebond, de surprises, au port altier, aux architectures impeccablement dessinées (la Chaconne en sol majeur a fière allure), mais qui pourtant n’oublie jamais ni de respirer, ni de chanter, comme le démontre un Tombeau de M. Meliton sans doute moins intensément tragique que celui qui clôt le disque Astrée et pourtant émouvant dans la pudeur des larmes qu’il verse. Mis en valeur par la captation parfaitement équilibrée de Rainer Arndt, le grain des instruments est superbe et les équilibres entre les trois pupitres – saluons ici la prestation de Fred Jacobs au théorbe français qui tient sa partie avec discrétion et inventivité – restitués avec une grande finesse, jusque dans les moments où la confidence frôle le silence.
Voici donc un enregistrement tout à fait séduisant qui se distingue par la belle complicité unissant ses interprètes mais aussi par une franchise d’approche que l’on ne rencontre pas toujours dans ce répertoire et qui n’exclut ni l’élégance, ni la concentration. Il clôt en beauté le triptyque consacré à l’univers de Marin Marais par la discrète Mieneke van der Velden (Hommages, 2012, et Images, 2013 tous deux également chez Ramée) que l’on espère voir continuer à nous offrir des réalisations de ce niveau.
Marin Marais (1656-1728), Dialogues, suites à deux violes et basse continue du Premier Livre
Mieneke van der Velden, viole de gambe Antoine Despont, Paris, 1617
Wieland Kuijken, viole de gambe Nicolas Bertrand, Paris, 1705
Fred Jacobs, théorbe français Michael Lowe, Wooton, 2004
1 CD [durée totale : 57’55] Ramée RAM 1407.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).