Né Duval Clear à Brooklyn en 1966, Masta Ace est un nom qui a traversé les époques, les naufrages et les mirages d’une des formes d’expression artistique les plus passionnantes et controversées qui soient (parce que méconnue et dégradée par l’argent), le HIP-HOP.
Passionnante parce que quoiqu’on en pense, elle est le courant de création artistique le plus récent que l’humanité ait accouché (danse, musique et graff).
Le parcours de Duval Clear est à l’image de ce mouvement né dans les ruisseaux du château au siècle dernier. Condamnés à n’en voir la richesse que juchés sur leur tas de fumier, pour certains ce sera cependant debout, les deux pieds dedans, poing levé et tête baissée.
Duval Clear raconte à travers son œuvre, depuis Dipsosable Art sorti en 2001, les chapitres de l’évolution d’un courant musical et de la société qui l’a créé. L’homme laisse un témoignage dont le commentaire pourrait alimenter les paragraphes de la Grande Histoire. Chaque album s’écoute comme se regarde un film spiral, à l’effet de Coriolis corollaire d’un passage de l’autre coté d’un miroir dans lequel « Je » devient « nous ».
L’effet est renforcé par les nombreux skits[1] qui parsèment les albums, scénettes théâtralisées qui plantent le décor.
C’est dans Brownsville, un quartier de Brooklyn dont le Time parlait encore en 2012 comme l’un des quartiers les plus dangereux de New-York, que Duval Clear, a.k.a. Masta Ace voit le jour en 1966. Lyndon B. Johnson est président démocrate, c’est le début de l’affirmative action et la fin de la ségrégation. Ce sont aussi les tristement célèbres, comme on dit, émeutes de Watts, et l’offensive du Têt au Viêt Nam. Brooklyn c’est aussi 14 habitants au m², toutes les nationalités dans un mille-feuilles de béton, et autant de chance de diriger une grande entreprise que d’envoyer un Africain sur la Lune. Quoi ? S’exprimer comme un artiste ? Dans une forme qui veut rendre à l’Histoire ce qu’elle a pris aux damnés de la terre ?…
Il entre à l’Université de Rhodes Island en 1988 et fait ses débuts dans le hip-hop en intégrant le légendaire collectif Juice Crew aux cotés de noms restés depuis dans l’Histoire : Biz Markie, Roxanne Shanté ou encore Big Daddy Kane.
C’est en remportant un contest de rap dans le Queen’s qu’il gagne six heures de Studio avec le producteur, Marley Mark. Il pose sa prose sur un posse cut[2] devenu célèbre, The Symphony, sans même savoir vraiment ce qu’il fait alors. Il passe en simple curieux chez Marley Mark en pleine session d’enregistrement. Les trois membres déjà présents[3] ont du mal à lancer la sauce, on lui demande de chauffer la piste. Sa prestation séduit l’auditoire, le clip est tourné, l’histoire est lancée.
En 1988 le morceau sort et reste pour les connaisseurs un des meilleurs du genre. Le clip est aujourd’hui une étrange anticipation du très intéressant film de Mario van Peebles, fils de Melvin[4] , Posse.
https://www.youtube.com/watch?v=E-Tr_NQHuoI
Cette exposition publique, avec les codes du genre autour du cou[5] (toujours mieux qu’une corde), attire sur lui les regards de travers dans le quartier. Ace vit alors la schizophrénie inhérente à sa condition, qui peut se résumer par « hey mec on te voit à la télé » avec tous les fantasmes qui vont avec. Mais chaque soir tu rentres au quartier chez ta mère avec le dernier métro. L’importance de la mère est d’ailleurs centrale chez Ace, comme souvent dans les ghettos. Unique enfant, c’est elle qui l’élève, avec sa grand-mère. Le père est absent, naviguant entre drogues et alcools. La mère cumule les emplois pour gagner suffisamment d’argent et envoyer son fils à l’université. Une histoire vieille comme Babylone.
Cette première expérience est pour lui la révélation du crew, du groupe. Tout au long de sa carrière il n’aura de cesse d’essayer d’être dans un collectif. En pleine dictature de l’individualisme ? Depuis les bas-fonds de la société ? Autant se faire appeler le Black Don Quichotte !
Son premier album, Take A Look Around, est un défi, celui de montrer ses qualités en tant que MC. Ses premières influences sont LL Cool G, Rakim, Big Daddy Kane et KRS One. Dans les soirées des ghettos new-yorkais une rime pouvait enflammer le dance hall et faire le tour de la Grosse Pomme propulsant son MC au rang de nouveau Newton !
Lancé, Ace devient partie intégrante de l’évolution du mouvement, dans une nage qui se veut indépendante des courants. D’abord hardcore, sociaux et sans compromis, les samples de ces morceaux vont puiser dans la culture du poing levé, comme Gil Scott-Heron[6], avec la tête rentrée de l’errance urbaine dans l’urgence verbale. Il reprendra le style du spoken word dans l’introduction de trois de ces albums alors, dont la somptueuse intro de l’album Sittin on Chrome.
Dans Take A Look Around, les points de vues vont de celui d’un sans-abri, à celui d’un soulèvement révolutionnaire, le tout directement inspiré de ce que fait alors Public Enemy (on retrouvera Chuck D sur Young Black Intelligent dans The Falling Season).
L’album sort chez Cold Chillin’, label phare de cet âge d’or, puisque son écurie signe des noms comme Genius Gza, Kid Capri, qui dessinent alors la ligne du label. La politique tient alors à ce seul axe, si tu es en dessous tu gicles. Mc Shane, Shate, Biz Markie, Big Daddy Kane restent, Ace est le premier nom en dessous de ce trait après la sortie de son album.
Son deuxième, Slaugther House, sortira chez Delicious Vynil, label qui produit aussi le groupe mythique, The Pharcyde. Le morceau éponyme est construit sur la plus pure ligne gansta, évoquant la PFunk de Zapp and Roger. Personne d’après Ace ne comprend l’aspect parodique du morceau. Pourtant à la vue du clip, ça paraît assez clair.
Avec cet album commence aussi l’aventure de Masta Ace Inc. Avec Lord Digga et Paula Perry, et aussi Eyceurokk qui sera le seul avec lequel il restera en contact une fois le groupe éclaté. En 1994 sort le film Crooklyn de Spike Lee, qui verrait bien pour ça, un album entier produit par Q-Tip de Tribe Called Quest. Trop compliqué à réaliser, une collaboration unique donnera un morceau unique :
Le milieu commence à cette période à s’enfermer dans ses contradictions, contrats sur la diction et l’addiction. L’argent est le venin et la thériaque. Personne ne semble en percevoir ni le coté grotesque ni la manipulation.
En 1993 il sort sont deuxième album, avec ce qui devient son nouveau crew, Eyceurokk, Lord Digga, Paula Perry et Leschea, groupe qui restera à la postérité comme le Masta Ace Incorporated. Mais c’est en 1995 que les INC, tels qu’ils aiment se présenter, sortent ce qui restera leur chef-d’œuvre, Sittin’ On Chrome.
L’album est produit dans l’idée du Chronic de Dr Dre. Un son clair, cristallin et lourd et une basse puissante. Le clip INC Ride est tourné sur le vif en plein Hollywood Boulevard à L.A. Témoins sans charge, y arpente les rues. Rien n’est joué pour un samedi soir sur la terre, très loin de Francis Cabrel… mais plutôt en virée dans l’enfer libidinal du capital…
L’album fait le pont entre East Coast et West Coast, deux styles en affrontement jusque là. Le succès amène les conflits, et le groupe éclate. Ace s’éloigne alors de la scène pendant cinq ans, parsemant sa route de quelques singles.
Le hip-hop devient en parallèle un genre musical qui se répand dans le monde entier, dans toutes les chapelles, attirant toutes les tensions financières sur lui, jusqu’à la pantomime la plus pathétique. R&B et gansta rap mènent la danse, et tout doit s’aligner derrière cette tendance. Ace tentera de faire à Rome comme les Romains, mais cela ne passe pas la gorge. Il se tourne vers la production et ne veut plus faire de disque. NY ne peut plus le supporter, et l’industrie le déçoit de plus en plus.
C’est la sclérose, et ce serait une image intéressante si ce n’était pas, hélas, une bien dure réalité : en 2000 la médecine diagnostique à Duval Clear une sclérose en plaque.
Un art jetable.
Au même moment il est contacté par Jazzy Jef de Philadelphie. Il redécouvre à travers la production underground dans les Home Studio indépendants. Il part avec le label de Jazzy Jef faire une tournée en Europe et le contact avec le public lui redonne le goût d’écrire.
Signe des temps, un rappeur de la nouvelle génération publie une diss song[7] contre lui l’accusant de plagiat. La battle se déroulera au Lyricist Lounge[8] et se soldera par un morceau aux paroles bien tranchantes, Acknowledge sur l’album Disposable Art (2001).
Un album qui le ramène à la case underground où il renoue avec le succès. La pensée exprimée est amère sur ce qu’est de venu, c’est la traduction du titre, un art jetable. Pour Ace cet album est le premier dans son cœur car c’est avec lui que sa carrière va se prolonger jusqu’à aujourd’hui et celui dans le quel il s’avance sans aucun fard. Il y règle donc un compte, mais remet aussi les pendules à l’heure, les points sur les « i » et les barres aux « t » de ceux qui prétendraient redéfinir son art. Ainsi que le dit mieux que n’importe quelle diss song, le très beau Type I Hate.
https://www.youtube.com/watch?v=u7tOi-DaeNw
ou le punchy Every Other Day.
https://www.youtube.com/watch?v=QLWJ5ZnKNY4
La valeur sentimentale de cet album dépasse à ses yeux tout ce qu’il a fait jusque là et depuis. Les skits[9], avec humour souvent, plantent le décor. Ici les concepts sont vus par l’autre bout de la lunette, là où on se sent très très loin, et où tout semble, très très petit. Une des grandes incompréhensions entre le hip-hop et le publique, tient à son exhibitionnisme. Avant qu’il ne soit jetable et récupéré, le rap ne fait qu’arborer les signes de notre décadence, celle du monde qui l’a enfanté, ou se le réapproprie pour le détournér. Disposable Art, est un album précis, qui puise dans la culture Afro Américaine des 70’s pour l’ambiance sonore, la décade dans laquelle le jeune Clear grandit.
Interrogé sur l’évolution du Hip-Hop, son regard est celui de l’Histoire. Bon et mauvais Hip-Hop ont toujours coexisté, et les rapports qui gèrent l’audience de l’un ou de l’autre sont les mêmes que pour toute forme d’expression. Ainsi peu après sa naissance, les radios commerciales passaient du Tribe Called Quest, du Wu Tang, Mobb Deep. Maintenant elles concentrent leur audience à la cible « filles de 18 à 25 ans ».
En 2005 Ace remonte officiellement un groupe, eMC, qui existait de manière informelle depuis 2001. Dès lors il est eMC et Masta Ace, gérant les deux de face, de dos et de profil.
En 2014 il sort A Long Hot Summer, qui devait être son dernier album. Puis le rappeur producteur leader du rap underground, MF Doom, vient le chercher pour le produire. Ce sera Son of Yvonne, un album pour exorciser la mort de sa mère.
Ce qui nous ramène à la grande route de l’exil. Fuir un monde qui vous rattrape là où vous pensiez vous évader.
Toute création est à mes yeux un exil plus ou moins volontaire selon les cas (nécessité n’étant pas forcément volonté). Voilà donc The Falling Season l’œuvre d’un seul homme. Un homme qui revient sur sa vie entre 13 et 17 ans, pour mettre en lumière une droite poursuite sur ce qui fit de l’enfant de Brownsville une légende du hip-hop.
L’album est une chanson de geste, un chant du phœnix, vingt quatre pistes sur vingt quatre pour une heure et seize minutes d’une vie à la vitesse de la libération, de ses 13 ans jusqu’à ses 17/18 ans.
Nous somme en 1980.
C’est la fin de l’été pour Ace, il a alors 14 ans. Les espoirs de déménager grâce à un nouvel emploi de sa mère s’évanouissent comme l’eau sur l’asphalte brûlante. Il faut trouver une école à la dernière minute et rester dans la War Zone. Oh Boy…..
3000 Avenue X, feat. Young Old Droog, raconte l’expérience du jeune homme dans les rues, où rentrer à la maison tient parfois de la survie la plus élémentaire. Sa mère essaye de le motiver à aller à l’école, parmi d’autres cultures, italienne, juive, russe et même arménienne[10] (c’est dire !). Pour être un enrichissement, cette mixité n’en est pas moins un affrontement. Le chaudron c’est excitant vu de loin, chaud bouillant quand on est dedans.
C’est Fat qui nous accueille à l’entrée du lycée Sheepshead Bay High School dans le skit Welcome to the Bay. Si Fat va en cours parfois, quand ça lui chante, la plupart du temps il traîne dehors avec son crew, des Ritals au cuir bien tendu. Quand des visiteurs ne leur reviennent pas, ils font démarrer la saison de baseball avant l’heure. Et quand il demande au jeune Ace d’où il vient et que celui-ci lui dit Brownville c’est pour lui faire remarquer qu’il est bien loin de chez lui.
Me Against the World.
Young Black Intelligent c’est un peu la prise de conscience de la violence de l’Histoire envers lui, violence de l’Histoire qui est comme l’étoile jaune du noir. Ace la portera sans aucune arrogance mais la tête toujours haute, à Sheepshead Bay Highschool . La liberté n’existe pas, seule la libération compte. Chuck D de Public Enemy, viendra clore l’épisode porté par les cuivres de l’Hypnotic Brass Ensemble.
Me & A.G., sur un beat boom bap bien sombre, rend un hommage direct aux paroles du classique The Symphony, dont on a parlé plus haut. Retour à la psychose adolescente des années 80, les paroles de Labyrinth font froid dans le dos. Rentrer à la maison c’est trouver son chemin dans les dédales du Brooklyn zoo. Le campus est le lieu pour essayer de transformer sa condition sociale au lieu de l’accepter. Plutôt que d’attendre le grand soir, autant modifier l’ambiance de l’école. L’équipe de football est un passage obligé, et tomber amoureux d’une camarde de classe aussi (Juanita Estefan, délicieux détournement de Bonita Applebum de Tribe Called Quest). Ace nous rejoue aussi Le Lauréat version Brooklyn avec Mother’s Regret. Mais à part l’écart d’âge conservé, ça ne chante pas Mrs Robinson en faisant LALALA.
Sur High School Shit, la tension qui s’installe aux premières notes est celle de la découverte des battles rap, et de son don pour celles-ci.
Il reste vrai que faire un album aujourd’hui de 24 pistes est une gageure. Certains morceaux tiennent moins la distance que d’autres. C’est vrai comme j’ai pu le lire que l’instrumental de Bang Bang discrédite un peu ce qui aurait dû être un posse cut plus violent que porté par ce clavier désuet.
Cependant comment ne pas sentir le frisson partir le long de la colonne, suivre le trajet nerveux, à la mélodie déliée, et qui vient clore magistralement l’album avec Coronation.
Le couronnement.
Oui le couronnement d’un roi sans divertissement, comme Pascal le définit dans ses Pensées : un roi sans divertissement est un homme plein de misères.
Car qu’on ne s’y trompe pas. Loin des apparences de ce que la société du spectacle vend (pirise), tout ceci restera non pas bigger than life, mais à l’inverse : Life is bigger than this.
Respects Mr Duvall Clear. Comme le dit la voix dans l’intro de Coronation, félicitations, je sais que ceci peut paraître comme la fin d’un long voyage, mais ce n’est en fait que début. Today is the first day of the rest of your life…
Ecouter The Falling Season sur Bancamp
[1] Cf note 9
[2] Forme d’expression populaire dans le rap dans laquelle 4 ou 5 rappeurs enchaînent les phrasés.
[3] Craig G, Kool G Rap et Big Daddy Kane
[4] Réalisateur entre autre de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, fleuron du genre blaxploitation
[5] Les chaînes des anciens esclaves passés du fer aux pieds, à l’or au cou, pour un autre type de soumission.
[6] Et son Revolution will not be televised.
[7] Chanson, presque exclusivement de rap, en argot, violente (voire très violente), ayant pour but une attaque à l’encontre d’un ou plusieurs autres rappeurs
[8] le Lyricist Lounge a été fondé en 1991 par deux amateurs de Hip Hop, Danny Castro et Anthony Marshall . Ce fut une série d’événements micro ouvert hébergés dans un petit studio dans le Lower East Side de New York.
[9] Intermède entre deux morceaux, souvent constitué de dialogues.
[10] A 1’53 dans le morceau
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