Visage emblématique et incontournable d’une nouvelle génération de journalistes spécialisés, Mehdi Maïzi a pris une place croissante dans l’écosystème médiatique rap depuis plus une dizaine d’années. De l’abcdr du son à OKLM, de Deezer à Apple Music (où il est actuellement Head of Hip-Hop), sans oublier les différents formats développés en parallèle (Rap jeu, Tiers list, Mehdi et demi…), son « ascension » n’a pas eu raison de son enthousiasme et de sa passion communicative. Interviews, débats, lives internet, conférences : il multiplie chaque semaine et mois, les activités et initiatives. Omniprésent sur plusieurs fronts, il se distingue par un mélange de simplicité et de proximité qui n’exclut pas érudition certaine et une invitation à la réflexion.
Il y a près de dix ans, il signait un premier ouvrage, l’anthologie Rap français – une exploration en 100 albums (2016), qui s’ouvrait sur la compilation Rappatitude (1990) et s’achevait sur Or Noir (2013) de Kaaris. Il affirmait alors sans ambiguïté et avec conviction que le rap n’était pas mort. À replonger dans ce livre aujourd’hui, il est amusant de constater que depuis ses débuts ou presque, la durée de vie du genre est interrogée, comme un sempiternel débat. Le spécialiste se donnait à l’époque pour objectif de relater l’histoire et l’évolution du rap français à travers cent disques emblématiques, en s’adressant sans distinction à des auditeurs pointus et de simples curieux avides de connaissances. En 2025, il s’attelle à un essai évidemment consacré à sa discipline favorite, intitulé Le rap a gagné et sous-titré d’une question en guise de problématique : À quel prix ? Une question qui ponctue également un avant-propos en guise de profession de foi et de promesse : « autant de questions auxquelles cet ouvrage n’est pas sûr d’apporter des réponses mais auxquelles il apportera au moins des éléments de réflexion ». Cette interrogation fil conducteur, intervient dans un contexte où le rap français vient de connaître un deuxième âge d’or et n’a jamais semblé aussi puissant, commercialement parlant. En ouverture, le journaliste rappelle en toute transparence et franchise sa situation (celle d’un individu vivant du rap depuis plus de dix ans), la dimension cruciale de cette musique dans sa vie et sa position de « témoin » désormais placé aux premières loges pour constater les évolutions et transformations passées et en cours. Il est, à sa manière, presqu’autant devenu un acteur dans le milieu, qu’un observateur.
Divisé en huit chapitres homogènes (vingt à vingt-cinq pages) et pertinents, Le Rap a gagné se pose à la fois comme un ouvrage d’analyse et un outil de compréhension de séquences que l’on a pu (pour certaines) vivre en temps réel. Sourcé et très documenté, la force première de Mehdi Maïzi est de réussir à construire un récit autour des différentes périodes qu’il relate, à inscrire les passés proches et lointains dans une histoire plus globale (celle du rap français, de la culture hip-hop mais aussi de la pop plus largement) et effectuer des ponts, avancer des hypothèses. Dans un style accessible qui n’entrave aucunement l’exigence de ses réflexions, le spécialiste alterne considérations objectives (ou factuelles) à la troisième personne et usage ponctuel du « je », marquant une envie d’assumer un positionnement personnel et incarner ses points de vue. L’essai témoigne d’un besoin salutaire de prise de recul, de la part de quelqu’un de très actif quand il s’agit de disséquer l’actualité dans un présent perpétuel, qui entend ici sortir des contraintes avec lesquelles il s’exerce habituellement pour proposer un projet plus ample et ambitieux.
Avant d’aller plus en profondeur, une digression toute personnelle s’impose. Auditeur de rap depuis la fin des années 90, cette victoire dont il est question dans le titre, je l’ai constatée après l’avoir, pendant très longtemps naïvement, espérée sans véritablement y croire. De mes premiers souvenirs américains (Snoop Dogg, De la Soul, N.W.A pour les fondations et Eminem pour le contemporain) à mes premières écoutes françaises (Sniper, Lunatic, Rohff, Psy 4 de la rime…), j’ai grandis avec cette musique. À l’époque, Skyrock mis à part et hormis de très rares exceptions, le rap n’avait que peu droit de cité sur les stations de radio et chaînes de télé généralistes. Certaines périodes et courants m’ont évidemment plus stimulées que d’autres, j’ai parfois cherché à m’identifier à d’autres genres musicaux pour finalement toujours revenir au rap d’une façon ou d’une autre. Le second âge d’or (l’après 2015) du rap français dont il est largement question dans le présent essai, je n’en avais pas immédiatement saisi la mesure avant de, lentement mais sûrement, y goûter pleinement. J’avoue à ce sujet que les lives Instagram du premier confinement proposés par Mehdi Maïzi ont beaucoup joué dans ma reconnexion progressive et totale au mouvement, mon ouverture et ma compréhension de certaines propositions.
Le « récit » du rap a gagné débute à la fin des années 90 de l’autre côté de l’Atlantique dans un paysage hip-hop américain traumatisé par le clash 2Pac / Notorious Big. Il est désormais dominé par un rap clinquant qu’incarne P.Diddy et prend une envergure commerciale inédite. Simultanément, se développe un courant alternatif (El-P, MF Room) pour contrer son hégémonie. La contre-culture tend à devenir la culture populaire, ainsi une « résistance » s’organise. Après tout, comment prétendre lutter contre le système si celui-ci est prêt à nous laisser une place ? Dans le même temps en France, un rap dur et sombre est en train de gagner les faveurs du public (sont cités pour l’exemple Rohff, Ärsenik et Lunatic), émergent alors des propositions en rupture (TTC, La Caution). Mehdi Maïzi ne manque pas de rappeler que le terme alternatif a quelque chose de fourre-tout et d’évolutif, les différents artistes recensés sous cette bannière pouvant n’avoir que peu de choses en commun stylistiquement parlant. À la fin de ce chapitre inaugural, la notion de cycles et de renversements est mise en évidence. La marge peut devenir mainstream (Orelsan) et le old school peut se transformer en nouvelle vague (la Sexion d’assaut des débuts). L’auteur avance sa théorie : « C’est peut-être ça le point commun entre toutes les scènes dîtes alternatives à travers les époques : Chercher à innover et à comprendre le monde actuel, celui de demain, sans trop regarder dans le rétroviseur. ». Une playlist mêlant notamment TTC et La Fève, le Club des Loosers et Laylow ou encore Svinkels et Vald, vient ensuite conclure. Celle-ci permet de joindre la musique aux mots qui ont précédé (ou l’inverse).
Dès lors, chaque chapitre se construit de manière similaire, les constats et problématiques sont posés à plat au moyen d’une synthèse historique précise. Mehdi Maïzi n’hésite pas à définir certains termes, certains courants et certaines notions clés afin de ne laisser aucun lecteur sur la touche. Au factuel s’ajoutent et s’entremêlent des anecdotes personnelles, des associations d’idées, laissant peu à peu émerger dans un dernier mouvement, la formulation de questions et d’hypothèses. Une playlist à propos vient enfin ponctuer chacune des séquences. Qu’il s’attarde sur Booba (bénéficiant d’un chapitre entier rien que pour lui) auquel il attribue un rôle majeur entre le premier et le second âge d’or du rap français ou sur la branche marseillaise par le biais de trois protagonistes (Akhénaton, Jul, SCH), il sait toujours éviter les idées reçues et dépasser les certitudes. On apprécie sa façon de « rationaliser » sans les minimiser les atouts du Duc de Boulogne (un homme d’instinct davantage qu’un stratège), de le caractériser en tant que rappeur sans nostalgie, toujours tourné vers l’après, qui a su se poser en prescripteur des tendances pour perdurer. On aime la nuance fine qu’il constate sur le rapport fusionnel des rappeurs marseillais à leur ville à la différence des parisiens, davantage affiliés à leurs quartiers. Cette distinction s’accompagne d’une forme d’unité sonore dans le premier cas tandis qu’elle aboutit à la création d’écoles et de niches dans le second. Cependant, au fil des pages, c’est moins notre approbation aux réflexions développées qui importe, que la manière dont celles-ci viennent inspirer le lecteur et ouvrir un dialogue implicite, nourrir une nouvelle salve de problématiques pour intensifier notre stimulation et in fine entretenir notre passion.
La pluralité des thèmes et des sujets abordés au fur et à mesure de la lecture, à l’évocation de chaque nouveau mouvement, ont le don de témoigner l’air de rien, de la richesse insoupçonnée du genre et de sa vitalité. « Chaque nouveauté ou presque est rattachée au revival d’une période antérieure » nous dit Mehdi Maïzi lorsqu’il parle de la réinvention du boom bap, de la diversification d’un rap qui s’invente et se réinvente, en trouvant de nouveaux publics, eux aussi venus parfois d’horizons très différents. Malicieux, il prend un plaisir palpable à rappeler que le premier groupe de rap francophone à avoir brisé un plafond de verre fut Belge (Benny B) avant d’évoquer la mondialisation du rap à l’ère d’internet et l’émergence de nouvelles scènes (Suisse, Canada, Maghreb…). La révolution numérique a bouleversé l’industrie, le rap est passé du tout au tout sur le plan financier, une économie neuve s’est créée. Cette mutation a également impacté la conception des morceaux (la disparition du troisième couplet, le poids des producteurs, le rôle des topliners…) et la construction des albums (la démocratisation des playlists a ses effets pervers). Le journaliste souligne les paradoxes de notoriété entre les têtes d’affiches rap et leur écho auprès du grand public dans ce paysage reconfiguré. Sur ce dernier point, l’exemple de Werenoi (à qui l’on doit l’album le mieux vendu de 2023 et ensuite celui de 2024) est criant, il suffit d’évoquer son nom dans un entourage peu familier du rap, il apparaîtra tel un inconnu alors qu’il constitue d’évidence l’un des plus gros poids lourds à l’heure actuelle. À la question courante : le rap est-il la nouvelle pop ? Une réponse tempérée nous est proposée. Si le rap est en voie de « popisation », il est difficile d’en faire la nouvelle pop dans une période où l’on constate précisément un morcellement des pop stars, loin des « dictatures » pop passée que furent Michael Jackson ou même Eminem au début des années 2000. En somme, le changement de paradigme est bien plus vaste que la simple galaxie hip-hop. Néanmoins, la domination commerciale du rap français dans l’après-2015 n’est pas sans revers et fâcheuses contreparties. Les albums mainstream tendent à se ressembler tandis que se déclinent des formules pour franchir les paliers sur la route du succès ou pour rester sur le devant de la scène, quitte à ce que les artistes diluent leur singularité. Pas moins préoccupant, le contrecoup du pluralisme nouveau des scènes rap, a notamment pour incidence, l’infiltration d’un public d’extrême-droite (chose jadis impensable) au sein des auditeurs. Un point qui est à la fois le fruit d’une dépolitisation partielle (ou totale) des plus gros vendeurs et la conséquence d’une culture du détournement qui permet de s’approprier des artistes contre leurs discours ou en profitant de leur ambiguïté (Freeze Corleone n’est pas épargné sur ce point). L’ouvrage se conclut sur le constat que nous sommes entrés dans une ère musicale « de grande incertitude où le paysage musical est devenu hétérogène et partiellement incontrôlable ».
En fin de compte, Le rap a gagné nous dit entre les lignes la nécessité d’interroger notre propre rapport au rap. Si l’auteur considère que le streaming a fragilisé le rap sur le plan artistique, celui-ci étant passé d’un extrême à l’autre, où l’esthétique peut désormais donner l’impression de primer sur le fond, ce constat est pourvu d’une nuance cruciale. Le rap peut dorénavant être appréhendé comme un genre musical à part entière, dont l’intérêt ne se limite pas à ses textes. Commercialement, la fin d’une bulle spéculative (datée de 2015 à 2018) euphorique est actée tandis que débute une petite gueule de bois (redescente progressive des ventes, représentation en festivals en voie de diminution). À cette impression défavorable, une ouverture positive est proposée à l’évocation d’une nouvelle New Wave (Khali, So la Lune, Tif, Jolagreen23, Ven1…), qui détient peut-être les clés de l’identité future d’un rap français ayant vocation reprendre du poil de la bête après sa cure de dégrisement. Par sa volonté d’investir un champ le plus large possible, de saisir les enjeux dans leur entièreté – tant sur le plan des périodes traitées que sur celui des origines géographiques relatées – et par son désir de ne jamais avoir le dernier mot, Mehdi Maïzi dessine un espace de partage, inclusif et passionné, par ailleurs constamment passionnant. Son intransigeance vis-à-vis de la discipline, son absence de complaisance, témoignent d’un besoin d’apporter modestement sa pierre à l’édifice tout en sortant partiellement et intelligemment de sa zone de confort. Spectateur puis protagoniste, il met sa notoriété au service d’un dessein qui dépasse sa seule personne : comprendre les motivations et combats d’un art qu’il aime sincèrement et inlassablement. Avec lui, assurément le rap a gagné.
Sortie : 5 mars 2025
208 pages
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