Dans le paysage d’un rap français plus populaire que jamais, en expansion et diversification constante, le cas Niska interpelle et fascine autant qu’il pourra irriter les détracteurs. Dans la foulée de ses débuts en solo en 2014, la mixtape Charo Life (portée par Matuidi Charo et Gros Bonnets), venait résonner comme une sorte réponse francophone à l’émergence d’une nouvelle scène trap outre-atlantique, dont les Migos seraient les plus célèbres représentants. Fort d’un style énergique, agressif, régressif et outrancier (quitte à jouer littéralement avec les codes, clichés et imageries en vigueur), tout juste atténué par le recours à un humour volontairement puéril, une marque de fabrique, le Charo d’Evry devient très rapidement identifiable. La notoriété grandissante s’accompagne d’une volonté d’ouvrir sa musique, tout en l’exposant à un défi plus ou moins délicat : comment y parvenir sans renier une ADN qui est celle d’un pur produit du rap de rue, bien loin des velléités pop ? Le très inégal premier album Zifukoro et sa tendance à partir dans trop de directions contradictoires illustrait à sa manière des tâtonnements inhérents à ce dilemme, tandis qu’à l’inverse son successeur précoce (sorti à peine plus d’un an après) Commando, faisait mieux que tenir les promesses originelles. Largement emmené par les tubes Réseaux et Salé (peut-être le morceau le plus stimulant de l’ensemble), le disque – sans minorer une limite, de plus en plus récurrente à l’ère de l’écoute en streaming, celle de la compilation de hits pensées pour affoler les compteurs – proposait un cocktail détonnant et globalement convaincant. Résumons la chose en un mélange efficace de mélodies dansantes (Ah Bon ?, Versus), réminiscences plus street (La Wewer, Chasse à l’homme), expérimentations (le très particulier B.O.C), balades « romantiques » (Amour X) conférant une certaine polyvalence à un rappeur arrivant alors à maturité artistique. Gestuelle décomplexée dans les clips, champ lexical mêlant plusieurs aspirations (vocabulaire à connotation rue, argots divers, termes crus à des mots aux consonances limite enfantine), goût prononcé pour l’usage de gimmicks (s’exprimant dans un usage souvent jouissif des ad-libs), refrains entêtants se gardant le droit d’user ou pas de l’autotune et surtout une énergie furieusement contagieuse achevant d’emporter la mise, voilà en quelques mots comment résumer le cocktail agité par le natif de l’Essone. Couronné par une certification en diamant, continuant à occuper l’espace, deux ans durant, de manière quasi ininterrompue (à coup de featurings multiples – Ninho, Booba, Aya Nakamura, Kalash, Soprano, Diplo, Shay,… – et morceaux inédits), Niska a changé de stature bien avant la sortie de son très attendu Mr Sal : il figure désormais parmi les têtes d’affiches incontournables du game hexagonal (pas seulement d’ailleurs si l’on se fie à son succès croissant à l’étranger). Au sein d’une année déjà marquée par les retours aux affaires de plusieurs poids lourds du hip hop francophone, PNL et Nekfeu en tête (sans oublier ni minorer l’avènement de Ninho), ce troisième solo est arrivé dans les bacs et sur les plate-formes, avec l’envergure du blockbuster (dimension appuyée par une campagne promotionnelle remarquée) de ce second semestre 2019. Une première revanche pour celui qui fut longtemps un simple outsider, faisant germer avant la première écoute une interrogation, quel impact ce nouveau statut aura t-il sur plan musical ?
18 pistes et 54 minutes plus tard, la réponse est positive. Sûr de son art et des chemins qu’il doit emprunter, l’ancien habitant du Champtier-du-Coq, accouche de son projet le plus homogène et incarné. Conçu avec une certaine patience, dans une industrie qui l’est de moins en moins (voir les délais de plus en plus courts entre les sorties sans même aller dans les cas extrêmes de Stakhanovistes type Jul), Mr Sal déploie une forme calibrée (aucun morceau ne se distingue par une durée excessive et tous sont potentiellement jouables en radio), assez difficilement contestable sur le terrain de l’efficacité pure. Pluralité de tonalités et de sonorités, technique plus affûtée que jamais, maîtrise totale doublée d’une pleine conscience de ses atouts, soit autant de caractéristiques venant se mettre au diapason d’un dessein moins inconséquent que l’on voudrait bien le croire, laissant parfois apparaître des sentiments étrangement mélancoliques derrière des contours le plus souvent régressifs, légers ou dansants. Lancé par un titre sobrement intitulé, Vrai, les premières secondes imposent une vraie-fausse impression, à travers une instrumentale aux faux airs de celle de Réseaux (qui aurait été inversée et ralentie) semblant donner un indice sur la nature de l’album. S’inscrire dans la continuité de son prédécesseur tout en ne se refusant pas à le prendre à contrepied au besoin. Abordant son rap comme une compétition sportive où l’issue ne peut se solder que par la victoire ou la défaite, Niska n’opère pas de révolution à proprement parler mais tend surtout à optimiser la « formule » (terme à prendre avec des pincettes, celle-ci étant de plus en plus tout terrain et en aucune façon figée) avec laquelle il a triomphé. Arrivant avec un état d’esprit conquérant épousant une confiance acquise à force de travail et de succès, il ne manque pas de résumer d’entrée les étapes de son ascension telle une mise au point sans fioritures : Charo Life est dans les bacs, pas disque d’or donc c’était pas assez […] Stany a niqué le bail, papa a quitté le taf […] j’ai tout pris grâce au sale (1). Si la filiation entre plusieurs pistes de Mr Sal et Commando s’impose, parfois avec évidence (La Zone est minée rappelle au bon souvenir de La Wewer, l’étourdissant Bâtiment se pose en Salé version 2.0, le très club Stop prolonge la brèche ouverte avec B.O.C,…), l’univers singulier du rappeur n’a jamais paru aussi autonome, affranchi de références autres que celles émanant de sa propre mythologie. Délesté de ses modèles et inspirations, le voilà désormais maître d’un royaume qu’il se plaît à revisiter (le clin d’œil au morceau Giuseppe en ouverture de Tellement Gang, Manu le coq featuring Skaodi qui constitue à peu près l’exact opposé de M.L.C, sa première collaboration avec Booba en 2016) et étoffer (on a pas fini de l’évoquer mais la fluidité couplée à la multiplicité des flows et intentions sur Bâtiment ne fait pas qu’impressionner, elle affirme une envergure inédite). Il se révèle aussi performant lorsqu’il s’agit de « découper » agressivement le beat, comme sur Méchant (sur lequel il retrouve Ninho quelques mois après le déjà très convaincant Maman ne le sait pas) que sur des titres plus mélodiques, plus doux, de fait plus accessibles, tels que Mr Sal et Hasta Luego. La pluralité des horizons musicaux qu’arpente maintenant avec réussite le rappeur, suffit à mesurer une évolution imprévisible et pourtant bien réelle. Pour autant, la vraie surprise se situe ailleurs.
Au sein d’un univers coloré assumant largement sa part de storytelling, de comédie et de distanciation, plutôt qu’aller plaider un hypothétique vécu, jouer la carte autobiographique (qui existe bien mais reste au second plan), Niska surprend à se dévoiler plus qu’auparavant. Alors que l’humeur dans les hautes sphères du rap français n’a pas toujours été « feelgood » cette année, entre le moral souvent déprimé des Deux Frères de PNL et la lucidité guère plus euphorique des Étoiles Vagabondes de Nekfeu, Mr Sal se pose, en surface, aux antipodes de cette tendance. Pensé telle une machine de guerre aux productions et intuitions musicales souvent imparables pour peu qu’on soit réceptif au style, le disque contrairement à ses prédécesseurs laisse émerger un sous-texte discret, parfois subliminal, déchirant délicatement l’enveloppe. Rappeur instinctif et insouciant dont l’écriture n’a jamais été l’atout majeur, très très loin de la tentation du rap conscient, le Charo annonce la couleur dans l’outro de la quatrième piste, Bâtiment. « Wesh qu’est-ce qui s’passe ? J’me vois partout / J’oublie pas la tess, elle m’a fait, moi j’lui dois tout / On a fait la paire, et maintenant on écrase tout. / On a pas les mêmes fiches de paye, j’les déclasse tous ». Rattrapé par un succès massif qu’il n’a jamais anticipé, arraché malgré lui à ses racines, le voilà découvrant des aléas imprévus, multipliant à mesure que l’album progresse les allusions allant dans ce sens : « J’suis passé du côté des ches-ri, le seille-o a calmé le gorille » sur Mendoza – « J’arrive plus à quitter le bendo / l’aristocratie ne me fait pas bander » / « Moi le diamant j’l’ai pas fêté » sur Valise – « Vendre des disque ça rend pas plus heureux » / « Million de vues n’a pas changé ma vie » sur Méchant. En début de deuxième moitié d’album, Hasta Luego, assume plus ouvertement cette mélancolie, le MC ne cachant pas sa nostalgie pour une vie de quartier passée qu’il ne peut plus avoir tout en exprimant son appréhension face à la fuite du temps (« J’ai plus trop le temps de revoir mes potes, nostalgique du Champtier-du-Coq ») jusque dans un refrain induisant avec lui un paradoxe (« J’suis v’nu pour graille ma part, j’ai pas l’temps pour l’échec / Le temps nous fait la cour, le temps nous fait la cour »). Arrivé et installé aux sommets qu’il convoitait, Niska entend y rester tout en constatant impuissant un fossé grandissant, l’éloignant d’une vie antérieure à laquelle il ne peut plus prétendre. De façon violente et très imagée, ces regrets apparaissent tels un manque à soulager expressément à la fin de son couplet sur Méchant, « Ça fait un moment que j’me suis pas péta, j’ai comme des pulsions dans mon corps / Envie d’en finir avec ces bouffons, envie d’les cogner, envie d’voir du sang / Ça fait un moment que j’me suis pas péta, maintenant le brolique fait le taff ». L’obsession de la réussite, de la gloire et du succès viennent se heurter à un contrecoup sans ambiguïté, assurément sincère. Ce spleen sous-jacent achève de contaminer un opus, fédérateur, complet et divertissant mais aussi inquiet et assurément moins futile que l’image qu’il prend un malin plaisir à se donner.
(1) « Sale » est défini de la façon suivante pas Niska : authentique, vrai, réel.
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