« Le Doggerland n’est pas une fiction. »
(Élisabeth Filhol, Doggerland, P.O.L., 2019)« I CAN READ DOGGERLAND UNDER FATHOMS OF SEAS »
(Jacques Darras, in Irruption de la Manche, Le Cri éditions, 2012)
Voici maintenant deux décennies qu’Olivia Louvel, artiste compositrice et chercheuse britannique d’origine française, officie du côté de l’expérimentation sonore en fondant essentiellement son travail sur la voix, la musique assistée par ordinateur et la narration numérique.
Créatrice touche-à-tout dont le cheminement est émaillé d’explorations dans de multiples champs culturels, elle mène outre-Manche un parcours sans faute à travers les propositions de nature variée qu’elle a développées. Ce n’est donc pas un hasard si son talent, son exigence et son audace ont été récompensés très récemment par l’Académie des Ivor Novello Awards[1].
Elle revient trois ans après SculptOr – formidable opus composé à partir de la voix de la sculptrice Barbara Hepworth[2] – avec doggerLANDscape, un nouvel album sorti mi-novembre. Dans cette œuvre-concept, elle interroge le lien ancestral qui soudait physiquement le continent européen à l’Angleterre en s’intéressant au Doggerland, une étendue de terre en partie boisée habitée par l’Homme, immergée sous la mer du Nord suite à un glissement de terrain responsable d’un tsunami ravageur et d’une montée brutale des eaux, il y a plus de 8000 ans. Olivia Louvel part de cette cassure géologique pour reconstruire et comprendre le sens de l’histoire qui s’est engouffré dans son sillage et le confronter à l’actuelle politique isolationniste du pays dans lequel elle réside depuis longtemps.
La sortie de l’album a été précédée par « Doggerland Channels » en 2022[3], une installation sonore présentée au Phoenix Art Space pour la première édition du festival Sound Art Brighton puis pour la Middlesbrough Art Week à l’automne dernier. Elle se composait de la projection d’une carte murale révélant les connexions originelles des fleuves anglais et européens sur laquelle étaient disposées de petites enceintes comme autant d’électrodes enregistrant les battements d’un cœur ou mesurant les signaux électriques d’un cerveau.
Rendre visible à nouveau cette « Atlantide du Nord » – comme est parfois qualifié le Doggerland –, passe d’abord par le titre de l’album, mot-valise dont la graphie joue avec l’alternance des lettres minuscules et des capitales. Revenu en surface grâce aux majuscules, LAND figure ce cordon terrestre dans lequel se retrouvaient mêlés les ADN (DNA en anglais) des deux zones et évoqués dans les paroles des premières pistes de l’album. Ce fragment lexical commun permet de faire exister pleinement et en même temps les termes « Doggerland » et « landscape » : ôtez cet élément et les deux vocables se retrouvent amputés et vides de sens.
La révélation du Doggerland se déploie dans l’album en sept mouvements, comme autant d’étoiles dans la constellation de la Grande Ourse, nommée aussi Septentrion, terme lui-même servant à désigner les contrées se situant au Nord… Sept morceaux qui donnent corps à des liens oubliés mais qui continuent d’unir pourtant, sans qu’ils s’en doutent, les individus et les territoires. L’ensemble questionne la définition des frontières et ce qu’est l’insularité et par conséquent pointe du doigt l’aberration du Brexit. Le Royaume-Uni a acquis son caractère ilien accidentellement et il est donc difficilement entendable que ce dernier puisse être revendiqué pour justifier son retrait de l’Union européenne. Il n’est pas né île mais l’est devenu, non par une volonté humaine mais par un arrachement physique très violent décidé par une nature qui pourrait bien remettre en travail le sous-sol et reconnecter un jour les deux zones. Cette nature occupe une place centrale dans doggerLANDscape. En effet, dans plusieurs morceaux, des bruits s’empilent, s’entrecroisent et se heurtent donnant le sentiment que le souterrain est en mouvement permanent, que des blessures anciennes peuvent se rouvrir à tout instant. Les textures sonores font entendre des craquements, des grondements, des roulements, des raclements qui rappellent la présence constante des éléments et constituent une ligne de basse continue. Tout au long de l’album, Olivia Louvel manipule par ailleurs sa propre voix qu’elle distord, étire, ramasse pour en faire un instrument : elle se fait cris d’oiseaux marins, semble passer par tous les états pour acquérir sa propre corporéité et accéder à une véritable tangibilité. Son apparente immatérialité prend les contours d’une présence physique extrêmement puissante.
Son traitement parfois la transforme en un écho métallique qui nous parviendrait des temps futurs. Le souffle cavale par instants, est retenu à d’autres : « Understand The Landscape » par exemple s’ouvre sur quelques secondes d’une respiration difficile qui pourrait être celle d’un nouveau-né qui cherche de l’air mais aussi celle d’un mourant et examine la proximité des seuils que sont la naissance et la mort. C’est la question posée par un autre titre, « Where Is The Border » : où se situent les lignes de démarcation des espaces physiques mais qu’en est-il également des vastes territoires que nous-mêmes sommes ? Dans quelle mesure portons-nous les traces des lieux que nous habitons, qu’en est-il de la frontière entre elles et nous ? Une série de photos aux tons chromatiques argileux qui ont accompagné la sortie de l’album complète cette réflexion. L’artiste est mise en scène, bras tendus enveloppés dans un papier imitant l’aspect de troncs d’arbres fossilisés, des images qui illustrent la fusion du corps et de la matière.
Les arrangements très immersifs de l’album lui confèrent un aspect à la fois épuré et riche de sens et offrent des espaces sonores qui mêlent immensité et densité. Certains segments possèdent des accents de poèmes phoniques, combinent des effets de pulsations soutenus par la répétition de certains sons et morceaux de phrases agissant comme des litanies voire des mantras. Ils donnent à l’ensemble un aspect hypnotique et très incantatoire comme si étaient convoquées les divinités telluriques des origines. Une impression renforcée par l’utilisation à plusieurs reprises du chant de gorge, renvoyant à quelque chose de très ancien, comme une voix primitive qui aurait le pouvoir de ranimer ce qui est enfoui[4]. Dans « I Extend My Hands Across The North Sea[5] », ce chant s’articule aux sons que pourraient produire des sismographes en train de s’emballer.
Le dernier morceau, « Anthropological Travelogue », le plus long de l’album, se présente comme un extrait de journal enregistré qui aurait été retrouvé, tel le contenu d’une boîte noire témoin d’une catastrophe survenue brusquement, et dans lequel est racontée la recherche de la forêt submergée du Doggerland et le surgissement à marée basse enfin de souches et de troncs pétrifiés dans l’argile dont les racines ne touchent plus le sol. Des bruits inquiétants émanant d’une nature prête à se déchaîner se font entendre en arrière-plan. Le morceau qui se termine abruptement après la paisible phrase « we had a wonderful walk », est à l’image de la soudaineté de la disparition du Doggerland et illustre la sidération et l’incompréhension générées par une cassure imprévisible des liens, comme l’a fait le Brexit. Certains des éléments de narration de cette ultime piste sont utilisés (comme des passages du premier texte également) pour la bande sonore d’une réalisation d’art vidéo contemplative qui constitue un prolongement de l’album et montre les vestiges de ces bois engloutis sur la côte du Lincolnshire et découverts en 2021 par l’artiste.
Des arbres terrassés et fossilisés apparaissent à l’écran ainsi que des silhouettes fantomatiques : une rémanence de l’existence de ceux qui ont habité l’endroit et qui ne cessent de le hanter. Les écorces devenues minéraux offrent des palimpsestes où sont vivaces les souvenirs de vies désormais naufragées. Elles renvoient aussi à l’exploration de notre propre cartographie intérieure et à la prise de conscience de nos enfouissements personnels.
Enfin, la sortie numérique de doggerLANDscape s’est accompagnée de sa version vinyle en une édition limitée de six exemplaires, chacun d’eux portant une lettre du verbe REJOIN. Les acquéreurs disséminés à différents endroits du globe terrestre se retrouvent ainsi unis, rappelant donc ce que dit en substance l’album : les liens demeurent même si les êtres et les territoires sont séparés, éparpillés. Ils n’ont pas besoin d’être visibles pour exister. C’est aussi une manière d’illustrer, pour aller plus loin, cette idée que les humains et les écosystèmes sont interconnectés quoi que nous tentions pour les désunir.
À partir de cette présence en creux qui nourrit doggerLANDscape, Olivia Louvel a donc construit une œuvre organique d’une très grande profondeur, sidérante de poésie brute qui traverse les territoires et les temporalités. Si vous avez la chance de vivre non loin de l’Atlantique, tentez l’expérience d’écouter cet impressionnant album face à l’océan, surtout un jour où il est agité : il se peut qu’elle ne vous laisse pas de marbre et qu’elle réussisse aussi à vous nouer la gorge…
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ENTRETIEN AVEC OLIVIA LOUVEL, décembre 2023
KC : Olivia, vous êtes née en France et vous vivez en Angleterre. Dans quelle mesure cette double appartenance identitaire/culturelle nourrit-elle votre travail artistique ?
OL : Ma dualité est intéressante et, espérons-le, élargit ma perspective. Cela a certainement joué pour le projet que j’ai développé autour du Doggerland, car j’ai un œil sur les deux terres : sur l’île et sur le continent. Je me sens très européenne et je suis consternée par le Brexit, triste et frustrée par ses conséquences. Les dégâts ici sont immenses. Mais aussi, d’une manière ou d’une autre, je suis toujours une étrangère.
KC : À quel moment de votre parcours vous est-il apparu évident que le son était une matière meuble, physique, façonnable (et qu’en ce sens il était manipulable de manière infinie), et qu’il serait le fil rouge de tout votre travail ?
OL : Je pense que comme ma formation n’est pas fondée sur la pratique de la notation musicale, je me suis mise à manipuler des fragments d’enregistrements assez tôt dans ma démarche. Et donc je peux dire maintenant avec le recul que je m’inscris dans la lignée de la musique concrète, qui utilise le son enregistré comme matériau en le sculptant directement, plutôt que dans celle de la musique au synthétiseur. Je suis fascinée par ce processus métamorphique facilité par des outils numériques novateurs.
KC : Le lien entre le son et la matière physique en apparence inerte (je pense à la sculpture au cœur du précédent album SculptOr et aux arbres pétrifiés de cette bande de terre disparue dans doggerLANDscape) est au cœur de votre processus créatif. C’est je crois aussi le sujet de votre thèse en cours. Pourquoi est-ce important pour vous de les mettre en dialogue ?
OL : Oui, le titre de ma thèse est actuellement « Une rencontre hybride, une voix concrète : sur l’interaction de la voix et de la sculpture ». Parce que le son est transitoire, éphémère (avant d’être enregistré), il a besoin d’un réceptacle, et ainsi avec la sculpture ou une approche sculpturale, la voix, et le son en général, peuvent acquérir des qualités visuelles, tactiles et donc devenir très concrets. La sculpture gagne alors en vitalité et en puissance auditive. De même, le sens de l’écoute – en dehors de l’écoute de la musique elle-même – est sous-exploité, l’aspect visuel étant dominant.
KC : Votre travail à chaque fois prend une dimension pluridisciplinaire. Pour beaucoup de vos projets, vous concevez de la musique, des installations sonores mais aussi de l’art vidéo etc. Est-ce conscient au départ d’impulser à votre expression artistique cet aspect pluriel ou bien cela s’impose-t-il toujours à vous ?
OL : Je crois que c’est apparu très tôt : pour Lulu in Suspension sorti sur le label Optical Sound en 2008, j’ai élaboré une réalisation d’art vidéo avec une amie pour le titre « For Love ». Et puis au fil du temps mes projets ont pris de plus en plus une forme pluridisciplinaire.
KC : Est-ce une manière de dire que les arts ne peuvent pas exister isolément et que chaque expression ne peut accéder à une entièreté que parce qu’elle se prolonge dans une autre et s’en nourrit ?
OL : L’essor des pratiques interdisciplinaires est considérable et l’hybridation dans l’art est un sujet qui m’intéresse.
KC : Qu’est-ce qui déclenche chez vous en général le processus créatif ?
OL : Ce n’est pas facile à identifier… Il s’agit certainement d’une impulsion liée à une découverte. Cela peut être une personne, un personnage historique, un texte (les haïkus de Matsuo Bashō, les sonnets et essais de Mary Queen of Scots, les écrits de Barbara Hepworth), un lieu aussi ou un article.
KC : Quel(s) sens a/ont été celui/ceux convoqués au départ pour concevoir doggerLANDscape ?
OL : Nous sommes multisensoriels, alors pourquoi limiter notre investissement à un seul sens ? Dans une certaine mesure, même lorsque vous écoutez « simplement » un morceau de musique, inévitablement vous créez déjà votre propre image mentale visuelle.
KC : Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser au Doggerland, à sa fantastique histoire et aux symboliques qu’il appelle ?
OL : Tout a commencé en 2020, et cela a coïncidé avec le Brexit. Cela a été extraordinaire de découvrir que nous étions autrefois connectés au continent, à l’Europe à une époque où nous nous en extrayions ! Je pense avoir commencé le premier morceau en novembre 2020. Puis, à l’approche de Noël, j’ai regardé le discours de Boris Johnson sur la BBC qui déclarait : nous – le Royaume-Uni – sommes un « État côtier indépendant », pour ensuite se contredire apparemment en disant « nous resterons culturellement, émotionnellement, historiquement, stratégiquement et géologiquement attachés à l’Europe ». Alors cela m’a fait réfléchir et je me suis demandé : à quel point sommes-nous géologiquement liés ? Et quelles sont les extrémités de notre île ? J’étais très animée par le besoin de retrouver les vestiges de cette submersion attestant de cette vie sous la mer, de ce lien avec l’Europe. Saviez-vous que même la Tamise se jetait autrefois dans le Rhin ? Fascinant. J’aime dénicher des récits.
KC : Data Regina avait donné lieu à un live, l’album doggerLANDscape pourrait-il exister dans le cadre d’une performance sur scène ? Est-ce important pour vous de faire vivre votre musique hors de la toile ou du support physique qu’est un disque ?
OL : Oui bien sûr. J’ai adoré jouer Data Regina en live. Il y a eu la tournée avec le collectif Classical remix en 2018 et puis un show au De La Warr Pavilion en première partie de Eartheater et Semiconductors. Je n’ai pas renouvelé l’expérience depuis mars 2020 à cause du Covid. Je venais de sortir SculptOr et j’avais prévu de préparer des stems audio – les pistes individuelles pour le live – pour le présenter en public et puis ça ne s’est pas fait. J’ai développé un Covid long et mon seul objectif était d’abord de récupérer et de terminer mon projet sur la bande d’archives audio de Barbara Hepworth, The Sculptor Speaks. En fait, je viens tout juste de recommencer à répéter durant cette année 2023 pour un set avec les titres de SculptOr.
KC : Votre art sonore qui est profondément poétique s’inscrit aussi, pour vos dernières créations, dans le cadre d’un discours fort sur la marche de la Cité. Je pense à l’installation LOL pour laquelle vous avez récemment été récompensée par un Ivor Novello Award et à votre dernier album : tous deux parlent du Brexit. L’art selon vous doit-il nécessairement posséder une dimension engagée, politique ?
OL : Tout art est en quelque sorte politique car il s’agit de prendre le temps de créer et d’exister dans une autre dimension, en dehors du rythme effréné du monde. Mais oui, avec LOL et doggerLANDscape, il y a un aspect socio-politique évident. L’intervention sonore LOL a certainement été provocatrice de par sa diffusion via le système de sonorisation du réseau de surveillance CCTV de Middlesbrough, reflétant l’état actuel des affaires politiques en Grande-Bretagne, et doggerLANDscape remet en question notre insularité et notre identité dans le contexte du Brexit.
KC : Lorsqu’un projet s’est concrétisé et terminé, avez-vous déjà l’idée du suivant ; travaillez-vous sur plusieurs en même temps ?
OL : Oui je travaille sur plusieurs projets en parallèle. Souvent l’un se termine qu’un autre est déjà né.
KC : doggerLANDscape est votre 8e album. Qu’est-ce qui vous donne aujourd’hui l’énergie de continuer à créer ?
OL : L’existence d’autres histoires à révéler, j’espère… Et oui, déjà 8 !
Je tiens à remercier du fond du cœur Olivia pour sa gentillesse, le temps qu’elle a passé à répondre à mes questions ainsi que pour les photos fournies qui m’ont permis d’illustrer cet article.
Version anglaise de l’article ici dans une traduction révisée par Chloé Perrin que je remercie au passage.
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[1] Avec « LOL », une intervention sonore sur l’état actuel des affaires politiques en Grande-Bretagne, diffusée via le système de sonorisation du réseau de surveillance CCTV de Middlesbrough, elle a remporté le prix Ivor Novello du meilleur art sonore aux Ivors Classical Awards 2023. Elle a par ailleurs été nominée dans la catégorie Sound Art aux Ivors Composer Awards 2020 pour l’installation The Sculptor Speaks.
[2] https://olivialouvel.bandcamp.com/album/sculptor
[3]https://www.olivialouvel.com/doggerland-channels-sound-art-installation-2022 ; https://vimeo.com/694476364
[4] Cet aspect rapproche doggerLANDscape de Medúlla, le très bel album de Björk sorti en 2004 consacré uniquement à la voix humaine et dans lequel est aussi beaucoup utilisé le chant de gorge.
[5] Un titre qui s’inspire de celui d’une photographie de Claude Cahun, « Je tends les bras » (« I Extend My Arms ») datant de 1931 sur laquelle on voit un rocher ancien d’où sortent les deux bras tendus de l’artiste, évoquant un moi primal et souterrain. L’une des images présente dans notre article représente Olivia Louvel tendant ses bras-troncs de la même façon que l’artiste surréaliste.
doggerLANDscape, Olivia Louvel, Cat Werk Imprint, 15 novembre 2023
https://olivialouvel.bandcamp.com/album/doggerlandscape
https://catwerkimprint.bandcamp.com/album/doggerlandscape
https://www.olivialouvel.com/
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