Il y a fort à parier que le dernier opus de Patti Smith restera comme un des plus beaux disques de 2012. Pas l’un des plus inventifs et modernes mais l’un des plus touchants.
La chanteuse n’avait pas sorti d’album-studio depuis 2004. C’était Trampin’. Mais elle n’a pourtant pas chômé ! Côté musique, elle a publié un album de reprises en 2007, Twelve, dont on retiendra, entre autres, Gimme Shelter (Stones), Passtime Paradise (Stevie Wonder) et Perfect Day (Lou Reed). En 2008, elle collabore avec le guitariste Kevin Shields pour Coral Sea, un disque live minimaliste à la poésie déchirante, qui témoigne de deux concerts-performances donnés en juin 2005 et en septembre 2006 en hommage à Robert Mapplethorpe et évoquant ses derniers jours. Mapplethorpe, le grand photographe américain mort du sida en 1989 et qui fut le premier « grand amour » de Patti et un précieux « ami » pour elle. En 2011, sort la deuxième compilation de la chanteuse, Outside Society. Toujours décevant de ne pas y trouver le morceau qui pour nous est son chef d’oeuvre absolu : l’élégiaque Elegy… Mais bon, pas un drame non plus… Côté littérature et édition, Patti publie un recueil de poèmes en 2003 – Auguries Of Innocence – Présages d’innocence. Elle édite et écrit l’introduction d’un recueil de poèmes de William Blake en 2007. En 2008, à l’occasion de l’exposition que la Fondation Cartier lui consacre – Land 250 -, sont proposés l’ouvrage-catalogue éponyme et un recueil intitulé Trois qui comprend un hommage à Rimbaud, un ensemble de photographies de sculptures et un « carnet de notes ». En 2010, c’est le recueil de mémoire Just Kids où l’auteur de Frederick raconte sa relation avec Mapplethorpe. En 2011, Patti re-publie un voyage mémoriel dans son passé qui date de 1992, Woolgathering, avec l’ajout d’un texte, de dessins et de photos – il n’est pas encore traduit en français. La chanteuse donne également moult concerts. On se souviendra, entre autres, des tournées de 2007 et de 2011.
Et ce n’est là qu’un aperçu rapide et non exhaustif…
Banga, le nouvel album, a été enregistré, entre autre, au fameux studio Electric Lady de New York – se rappeler de Jimmy Hendrix… du fait, bien sûr, que Hey Joe est le premier single de la chanteuse… et que son premier disque, Horses, a été matérialisé dans ce lieu mythique ! Patti aurait commencé à élaborer Banga en 2008, quand elle s’est plongée avec intérêt dans la prose de Mikhail Boulgakov (1891-1940). « Banga » est le nom d’un chien dans l’ouvrage le plus célèbre du Russe : Le Maître et la marguerite.
Cet album est produit par l’Artiste elle-même, avec l’aide précieuse de Tony Sahanan, Jay Dee Daugherty et Lenny Kaye. Kaye est le guitariste qui a travaillé avec Patti sur son premier single, sur ses quatre premiers albums et qui a fait partie de son « groupe » – à noter que le guitariste Jack Petruzzelli, qui a joué avec Ian Hunter et Rufus Wainwright, intervient aussi beaucoup sur ce disque. Kaye signe la musique de trois morceaux de Banga. Daugherty est un batteur qui a commencé à travailler en 1975 avec Patti et qui a créé la musique d’un morceau. Le bassiste Shanahan joue avec Patti depuis 1995 et signe ou co/signe la musique de quatre titres. Le fils, Jackson Smith, joue de la guitare ici et là ; la fille, Jesse Smith, du piano. Patti a pour sa part composé la musique d’une chanson, Nine, et a écrit tous les textes.
* Amerigo, le premier titre, est une ballade rock avec un joli motif mélodique récurrent et accrocheur, enveloppée de violons et traversée par une basse profonde et sinueuse. Les chœurs masculins donnent le frisson. Il y est question de l’explorateur italien Amerigo Vespucci et de la découverte du Nouveau Monde.
* Un peu sur le même rythme que le morceau précédent, April Fool, avec ses vagues airs de Heroes, est fort entraînant et trace facilement sa voie dans la tête de l’auditeur. Des guitares sont tenues par un ami et collaborateur de Patti, le fameux Tom Verlaine leader du groupe Television… Verlaine, au son acidulé, reconnaissable entre mille. C’est un hommage à l’écrivain russe Nicolas Gogol né un premier avril.
* Fuji San est grave et incantatoire. Le martèlement d’un tom de batterie au début du morceau, ou du pied de grosse caisse, plus tard, aide… Le morceau est carré et un peu plus rock que les précédents. Rien d’exceptionnel, mais il y a de beaux sons de guitares en semi solos à la fin. Patti évoque indirectement la catastrophe de Fukushima : « Oh montagne de nos yeux, nous t’appelons. Entendras-tu nos pleurs ? Que fera le pauvre garçon ? Que fera la pauvre fille ? ».
* This Is The Girl est la grande réussite de l’album. Un hommage rendu à feu Amy Winehouse. Bienvenu et très émouvant. Ecce Homo… Ecce filia ? « C’est la chanson sur la vigne étouffante, tordue en lauriers pour couronner sa tête » chante Patti. Un rythme lent et une voix à la fois douce et solennelle. Que c’est fort et plaisant quand l’Artiste laisse de côté son chant parfois miaulant, traînant et criard. Épisodiquement, on entend un orgue, des cloches, des chœurs légèrement velvetiens… Le tout subtilement mixé. Patti Smith n’a pas connu Amy, mais l’admirait et parle de sa mort comme d’un terrible « gâchis » : « Elle avait une façon extrêmement sophistiquée d’utiliser sa voix. Surtout, elle avait un timbre unique au monde, comme Maria Callas ou Billie Holiday. Amy était un stradivarius, mais elle n’a pas protégé son instrument. » (in L’Express, entretien avec Paola Genone, 6 juin 2012). Shanahan a expliqué que la beauté du morceau venait notamment de ce que Patti Smith chante ses notes en mode majeur sur une structure musicale construite en mode mineur.
* Banga fait penser à l’ancien groupe de Lou Reed, déjà évoqué ci-dessus, et à la Patti Smith des années soixante-dix que le punk à fait éclore. Le refrain est surprenant, tournoyant. Il claque aussi comme des aboiements ou des coups de poing.
* Maria est une chanson un peu plus ouverte que les précédentes. La batterie et le piano dominent, mais laissent une belle place à la voix. La chanteuse rend hommage à l’actrice Maria Schneider, disparue en 2011, qu’elle a connue et fréquentée dans les années soixante-dix – et aussi par la même occasion à cette époque bénie. Remember Le Dernier Tango à Paris. La voix est nocturne et sait se faire quasi religieuse. Un beau violoncelle fait à un moment son entrée et laisse sa place à un solo de guitare saturé d’un bel et digne effet… Le paysage musical s’éclaircit et Patti peut clore la chanson en solitaire et en silence…
* Mosaic a des accents légèrement moyen-âgeux et orientaux – mais nettement moins grinçants que ceux d’un Venus In Furs auquel on peut vaguement penser.
* Tarkovsky (The Second Stop Is Jupiter) est dédié au grand cinéaste russe, auteur notamment du bergmanien Le Sacrifice ou du légendaire et profondément étrange Stalker. La musique a été créée par Sun Ra, grand compositeur et instrumentiste de jazz, poète et sage à ses heures. La voix de Patti est déclamative, les guitares sont libres et courent en solitaire tout au long du morceau.
* Nine, musicalement un peu à l’image de Mosaic, est dédié à l’ami Johnny Depp. Le « 9 » correspondant à la date de la naissance de l’acteur. Celui-ci joue un petit peu de guitare sur le morceau Banga. Sur Nine, intervient aussi et encore Tom Verlaine. Ce n’est pas la chanson la plus intéressante, quoique les six-cordes électriques s’assemblent parfois dans un esprit de dissonance harmonieuse.
* Seneca est un morceau acoustique, touchant et profond. Il est chanté avec grande sensibilité et une heureuse rencontre a lieu entre un violon et un accordéon. Il a été écrit pour le filleul Seneca Sebring. C’est une sorte de berceuse grave.
* Constantine’s dream a une entame également à dominante acoustique. Mais l’électricité est là, tapie et prête à glisser, se répandre, cingler … Ce qu’elle va faire. L’inspiration est quelque peu religieuse et Patti Smith se réfère aux rêves et prémonitions de Christophe Colomb. Le morceau fut inspiré à l’Artiste par le tableau de Piero Della Francesca : Le Songe de Constantin, vu en Italie. Le texte que l’on entend a été improvisé, après qu’un travail de documentation a été réalisé par la chanteuse.
* Enfin, pour terminer, il y a After The Goldrush, une reprise de Neil Young à laquelle Patti fait perdre son côté trop étroitement folk pour atteindre un classicisme classieux et ouvrir merveilleusement sur l’avenir avec l’aide d’enfants chantant en chœur. Neil Young qui vient de sortir un bel album de reprises de chansons anciennes, Americana, est actuellement en tournée. Certains concerts se font en association avec Patti Smith et son groupe.
Dans Banga, Patti Smith convoque les êtres qu’elle aime, vivants ou disparus. Elle fait œuvre de poétesse inspirée, à la fibre mystique ; et inspirée concrètement par la peinture, la littérature, le cinéma. Elle brosse épisodiquement le portrait d’un monde en péril, mais tente aussi de délivrer un message humaniste : « À Arezzo, j’ai fait un rêve sur Saint François qui s’agenouillait et priait pour les oiseaux, et les animaux, et tout le genre humain » – avant-dernière chanson.
La fin de Constantine’s dream, justement, est apocalyptique. Y est évoquée la fin de l’Homme, entraîné par ses folles conquêtes. Mais les paroles de After The Gold Rush, celles du toujours Jeune Canadien, imaginent avec bonheur et espérance un nouveau « foyer » possible en « mère nature »…
Patti Smith est en tournée depuis le 28 juin. Elle sera à la Fête de l’Humanité le 15 septembre prochain. Ce sera son seul concert en France.
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