« Yea as we walk through the valley of the shadow of death
We shall fear no evil
For we are the most evil motherfuckers in whatever valley we choose to occupy
Gentrify, overtake or drunkenly speed through » [1]

 

Paul Williams Francis est né en 1976 à Miami. La date à laquelle il quitta le monde des hommes est incertaine, mais celle à laquelle naquit Sage Francis peut être située à partir de ses huit ans. C’est l’âge où il commence à prendre le micro quand d’autres ont une épée en plastique. Un micro pour se tailler une tranchée dans la forêt sombre d’une enfance dont on ne sait rien, sinon qu’elle est la matrice des métamorphoses qui font de celui qui se dit baptisé au nom de Neptune, et qui meurt alors pour lui [2], peut être le plus grand lyricist américain de son temps : Sage Francis.

L’œuvre de Sage Francis parle pour lui, bien mieux qu’elle ne parle de lui. Son premier album, sorti en 2002 chez Anticon, s’intitule Personal Journals.
Pour trouver l’artiste il n’y a qu’à tendre l’oreille.  Dans le morceau « Different », plaidoyer pro domo, il lâche, sur la piste des jeux du cirque modernes, ses propres Gog et Magog [3] pour les faire se retourner l’un contre l’autre dans un affrontement perpétuel.

 

Sous les pavés, toujours la page donc.

Dès ce premier album, des titres comme « Inherited Scars » portent en eux tout le bouillonnement intérieur  qui transforme une histoire intime en (mal-)être universel. Ici un frère et une sœur, une même souffrance étouffée. Elle, par les cicatrices des scarifications qu’elle s’inflige. Lui, par des mots saignés sur le papier, comme si ça ne suffisait pas déjà assez qu’en anglais pen [4] soit comme un homonyme de pain [5]. Sans compter sur l’utilisation bouleversante du morceau du groupe espagnol des 70’s, Barrabas, « Never in this World ».

 

 

Jamais de ce monde donc, celui battu et rebattu par les mêmes histoires servies en livrés et livrées serviles, la vie de Sage Francis se confond tant et si bien avec son œuvre qu’il réalise un vieux rêve démiurgique : disparaître derrière l’horizon et laisser les deux [6] se confondre pour ceux plantés devant.

Sage Francis à La Bobine

© Rémy Boudet / Remyvisuals

Copper Gone est le cinquième et dernier ouvrage que nous livre Sage.

Depuis ses débuts, la réputation du rappeur n’a cessé de dépasser toutes les frontières physiques et virtuelles dans lesquelles on aurait pu le ranger. Il démarre sur le label indépendant Anticon où se retrouve la scène d’avant-garde d’un mouvement qui se veut l’équivalent du post-rock en son temps. Alias, Dose One, Jel et Son Lux en sont les premiers passagers. Rapidement d’escales en cales, d’autres voix viennent hanter le navire et nous avec. Mais c’est quoi cette musique ? C’est où ? Il faut passer à travers les murs pour l’entendre ? Pourquoi mes veines se gonflent quand elle touche mes oreilles ?

Parce que sans rien dire, sans ne rien prétendre, sans presque même ne pas exister, sans presque ne pas presser le pas, elle porte dans les silences de ses micros espaces, le monde sur ses épaules, comme un Atlas flou, faible et léger à la fois. Capable de stopper le cours du temps un court instant, pour en égrener tout un chapelet d’images. Retrouver l’enfant qui est caché dans ce corps trop grand pour lui dire que l’épiphanie n’est jamais finie, puisqu’elle est à la coïncidence des opposés, le meilleur moment : la fin du temps.

 


ENTRETIEN AVEC Sage Francis

En 2002 à Marseille, au Poulpasson, j’avais déjà interviewé Sage pour sa première venue en France. J’étais assez amusé de le retrouver 14 ans plus tard, malgré son apparente nervosité due au jet-lag et au manque de sommeil.
Sage jouait ce lundi 27 juin sur la scène de La Bobine à Grenoble, pour le dernier concert de la saison. Il débarque à peine et on lui tombe déjà dessus. Normal que ça commence un peu tendu…

© Audrey Prud’Homme

VK : Comment expliquerais-tu le genre de musique que tu fais, à ceux qui ne te connaissent pas ?

Sage Francis : Je ne m’embête plus à expliquer qui je suis et ce que je fais. Je l’ai fait trop longtemps, maintenant je me fous de ce que les gens pensent de moi. Tout ce qui m’importe c’est de créer ma musique et de prendre soin des gens que j’aime. Je ne cherche plus à définir ce que je fais. Je le fais. Je n’ai pas à m’expliquer et c’est ma réponse, c’est tout.

A cet instant, Dreo, qui m’accompagne pour faire les photos, se dit qu’il va nous laisser sur ces mots pour aller se mettre au calme, à moins qu’il me file une baffe à 90 kg (à vue de nez.)

J’essaye de me rattraper au travail du langage dans son écriture pour savoir comment il procède.

SF : Oui j’aime jouer avec le langage, et je vis ma vie. Ce qui se passe dedans peut m’inspirer, devenir des mots, les mots des idées qui vont alors prendre forme pour devenir ce divertissement que je propose. Tout m’inspire,  toute interaction est une leçon. Et puis il faut savoir sortir de sa zone de confort pour explorer de nouvelles pistes.

Justement il commence un peu à se détendre…

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© Audrey Prud’Homme

VK : Par curiosité quand tu écris c’est au stylo sur un bloc note, ou directement sur un ordi ?

Ouf ça le fait rire !

SF : Je continue d’utiliser un stylo ! Mais j’utilise les deux car tout va sur l’ordi bien sûr. Et si je conduis ou autre j’enregistre dans mon cellulaire.

VK : Tu as enregistré ton dernier album sur ton propre label après avoir quitté Epitaph.

SF : Oui, mon contrat se terminait et Strange Famous record que j’ai monté en 1999 n’avait pas encore produit d’albums de Sage Francis comme j’étais sur d’autres labels. Maintenant que c’est fait je pense continuer avec Strange Famous, et je travaille en ce moment sur un projet de groupe, Epic Beard Man avec B. Dolan. On a déjà joué ensemble et même tourné en France !

Le morceau visible sur le net rappelle à l’ordre les égarés. Malgré la polémique qui l’a opposé un temps à Buck 65 ce dernier déclarant à un journaliste ne pas faire du hip-hop, plaçant peut être le genre en dessous de ces prétentions, Sage Francis est avant tout un B-Boy. Sage et son boogie man B. Dolan remettent s’il le fallait, les platines à l’heure dès l’intro du morceau. Pure b-boy Stylee… Too baaaaad !

 

SF : Strange Famous est un petit label qui fait de belles choses, et nous sommes bien distribués. Je fais ça depuis tellement longtemps (ndlr : des albums) que je suis reconnu dans ce que je fais. Cela suffit. Pas besoin de plan de communication même si pour certains gros projets cela pourrait nous aider. Il y a tant de choses à faire et si peu de monde pour le faire. Mais ma musique marche assez pour que je tourne et construise mes projets.

© Audrey Prud’Homme

VK : Oui on peut mesurer ça avec l’album Li(f)e sur lequel on retrouve des musiciens comme Calexico, Yann Tiersen, Granddady, Death Cab for Cutie, Read Read Meat ou encore Mark Linkous de Sparklehorse (dont les collaboration vont de PJ Harvey à Tom Waits). C’était très différent de ce que tu avais fait jusque là ?

SF : Pas forcément. Mon premier album Voice Mail Bomb Threat aussi était avec des instruments, c’était en 1998 dans le groupe Art Official Intelligence [7] et mon prochain le sera aussi. Ce n’est pas ma préférence. J’aime la production avec d’autres sons plus étranges, des machines. Li(f)e a coûté très cher et je ne le referais pas. Une seule fois par vie ! Mais cet album est unique et il ne sonne comme aucun autre.

VK : Tiersen, et maintenant Le Nantais, mais aussi Wasaru [8] qui réalise le clip de « Make Em Purr », trop de français pour être honnête tout ça !

SF : (rires) Oui je me demande même comment les français aiment ma musique, à cause de la barrière de la langue. Je sais que ce n’est pas facile. Je suis toujours tellement étonné de voir le public si nombreux.

 

 

VK : Depuis tes débuts, tu vois de grands changements dans ta carrière ?

SF : Je ne veux pas me répéter et j’ai toujours la même approche, je documente mon existence. Beaucoup de sujets que j’ai abordés sont très importants pour moi. Il m’est presque impossible de les aborder de nouveau pour dire quelque chose de plus. Je n’ai aucune pression pour exprimer quoique ce soit. On me demande toujours si je vais faire « Makeshisft Partiot II » par exemple. Je veux laisser autre chose maintenant. Tout est politique. Le moindre détail de l’existence est un acte politique suivant comment on le regarde.

VK : Justement, comment est la vie ces jours-ci aux USA ?

SF : C’est effrayant ! Il règne une grande confusion. Personne ne tombe d’accord avec personne. Personne ne sait quoi faire ni ce qu’il va arriver. Ce n’est pas nouveau, on a connu ce genre de climat dans l’histoire passée. Mais là, maintenant, c’est effrayant. Je n’aime pas dire ça et je ne le dis jamais, mais là j’ai peur que ce soit pire. Et nous ne somme pas prêt à ce que ce soit pire. Tout peut arriver, et je me prépare au pire…

Sage Francis sur la scène de La Bobine

© Rémy Boudet / Remyvisuals

Monstre eschatologique, le Léviathan plante ses griffes dans les racines des religions du livre [9]. Il est l’animal de la fin des temps, de l’apocalypse et de la destruction.
Un monstre qui détruit ce qui l’a enfanté est-il plus mauvais que ce qui l’a crée ?
« Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème. »[10]

Sage Francis est un Léviathan [11] sur scène. Un monstre bien moins effrayant que ceux qui pointent du doigt le chaos, les yeux révulsés et les lèvres retroussées.

 

 

Les albums de Sage Francis

  • 2002 : Personal Journals (Anticon.)
  • 2005 : A Healthy Distrust (Epitaph Records)
  • 2007 : Human the Death Dance (Epitaph Records)
  • 2010 : Li(f)e (Strange Famous Records)
  • 2014 : Copper Gone (Strange Famous Records)

Remerciements & Crédits

Texte et interview par Vasken Koutoudjian
Photographies de l’interview
par Audrey Prud’Homme

Merci à La Bobine et à son équipe pour l’accueil.

Merci à Rémy Boudet / Remyvisuals pour les photos sur scène
http://www.remyvisuals.com/

Les toiles en arrière-plan sont l’oeuvre de Melle. dans le cadre de l’exposition « Regarde-moi » qui se tenait du 06 juin au 04 juillet 2016 à La Bobine. Nous vous invitons vivement à visiter son site pour les découvrir en couleur.
www.melle-la-colorieuse.com / https://www.facebook.com/Melle.la.Colorieuse/

Merci à Mme Bovary pour ses corrections.


Notes

[1] « In Dead Man’s Float », album Cooper Gone

[2]Got baptised in the name of Neptune and then died for him[1]

[3] Être mystérieux cités dans la Bible et le Coran, présentés comme les Rois des Peuples de Géants, et annonciateur de l’apocalypse. L’Image de Gog et Magog est utilisée par Georges W. Bush, chrétien évangélique, à l’encontre de J. Chirac pour le convaincre de prendre part au conflit Irakien dans ce qu’il souhaite être un choc de civilisation. Et les enfants survivant jouent pendant ce temps aux osselets avec des mots.

[4] Le stylo. Et le premier qui veut terminer le mot par « is, something important » sort dehors.

[5] Souffrance en anglais et le premier qui confond avec la baguette, la miche ou la couronne, sort rejoindre son camarde du dessus !

[6] Faut-il préciser « la vie et l’œuvre »…

[7] Oui comme l’album de De La Soul

[8] http://www.wasaru.com/

[9] Christianisme et Islam

[10] Apocalypse 13:1

[11] Et le premier ou la première qui dit que Léviathan va la cruche à l’eau qu’elle se casse, sort rejoindre les autres.

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A propos de Vasken Koutoudjian

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