Depuis que le hip-hop est devenu une industrie et qu’une partie de son être existe à travers ses codes, comment se manifestent l’indépendance et la marginalité des origines et quel sens lui donner ?
De grands noms prétendent encore les représenter, quoi que de pleins pieds dans le rap game : la contradiction brise-t-elle le contrat de la diction ? Aujourd’hui qu’ils soient dans le strass et les paillettes, ou le stress et le pas net, pas de complexe à évoluer avec les rouages d’un système dont le filet est ancré entre des artistes aussi opposés que Maître Gims et Casey, en France par exemple. L’underground a fui la concret jungle et s’est retranché entre autre dans les home studios et le web avec des artistes protéiformes qui tentent de faire vivre leur art, sans chercher forcément à en vivre. Dans ce nouveau pays d’Alice, on est loin des oxymores Pucciné[1]. A la coïncidence de ces opposés, on trouve des pépites rares pour les chercheurs d’or, qui ne servent rien ni personne d’autre que l’art de raconter leurs histoires, en espérant qu’elles raisonnent de façon organiques.
Cyranos modernes, creusant leur 8-pistes en scandant que c’est bien plus beau quand c’est inutile, nous allons nous intéresser ici à un des groupes dont l’absence de réussite selon la définition dominante et la valeur artistique sont consubstantiels. Mais aussi aux éternelles questions du rapport entre l’artiste et son travail, l’œuvre et son impact, l’être et son code…
Découvert sur BandCamp, Sars Lips Compromise est l’illustration parfaite de cette mouvance invisible, opiniâtre et talentueuse. Productions irréprochables, univers créatif à part en tiers (p)ayant droit de citer parmi les grands.
Mais trop petit pour se prendre au sérieux.
Une bouffée d’air frais à faire tourner dans les climatisations sans hésitation.
Sars Lips Compromise est de cette génération, désintéressée donc très intéressante, qui baigne dans une culture dont elle réalimente sans cesse le flot. Avec des sujets très spécifiques, l’œuvre des Sars cherche, comme tout artiste, à porter des réponses à des sujets que tout le monde peut (ou pas), s’être posé.
« Seek new world, and new civilisations, and bodly go where no men have gone before » (extrait du générique de Star Trek, le nom du groupe résultant d’une restructuration de Star Ship Enterprise) : Captain Dirt Nails, David Legfeet, Dan Scans et Operator ont entre 33 et 34 ans et se sont rencontrés à l’Université d’Indiana en 2002 quand David emménage dans la ville pour ses études, peu de temps après le 11-Septembre. Là il rencontre Dirt Nails, tout en restant en contact avec ses potes de high-school new-yorkaise, Dan Scans et Operator. C’est autour de passions communes qu’ils se trouvent alors. Passion pour la liqueur de malt anglaise bien vieillie et bienveillante, pour le film Ninja Scroll[2], de leur intérêt pour le hip-hop, et par-dessus tout pour Dr. Octagon[3], clef de voûte, confidentielle alors dans les banlieues de l’Indiana. Le groupe de Kool Keith laisse une emprunte certaine dans l’œuvre de Sars. Mais pas seulement. Textes décalés, parfois sombres, humour en degrés, autodérision, ce qui séduit très rapidement dans l’univers de Sars, c’est son coté SDCF (sans domicile culturel fixe). Pouvoir passer ainsi de Fu-Schnickens à Henri Rollins, du designer Paul Bacon à Satoru Iwata (Nintendo) ou encore au plus grand pianiste classique du XXe siècle, Vladimir Horowitz. Comme le dit si bien l’Exécuteur de Hong Kong, « pas d’ornière dans mon son, tonton ».
« L’intention est de créer des morceaux étranges sur des beats hip-hop plus classiques », avec des lyrics souvent à la thématique et à l’émotion bien calées en fonction du sample de l’instru. Un des plus bels exemples, Faces so raw sur leur projet Zombie Squad qui sample A time for us de Joe Pass : on se prend à marcher le bras levés vers l’avant, les orbites sombres, sur les chœurs « Someday there’ll be a place for us… ».
Éclatée entre le Connecticut et la Virginie, l’aventure Sars Lips continue en pointillés entre 2002 et 2010. On trouve la production de cette période dans Classic Sars sur Bandcamp[4].
C’est au retour d’un voyage professionnel (la plupart des membres du groupe bossent dans les nouvelles technologies de l’information) de Dirt Nails en Turquie que Sars Lips décide de réaliser son premier véritable projet d’album. Un LP entièrement construit sur la musique turque des 60’s et 70’s, dont les expérimentations musicales métissent alors rock, psychédélisme et Orient, en des saveurs uniques qui aujourd’hui encore font d’Istanbul une place forte des musiques modernes (Massive Attack y enregistre son dernier album et pour se faire une idée, Crossing the bridge de Fatih Akin montre l’impressionnante largeur musicale de la scène stambouliote). Le premier véritable album de Sars Lips, Sars Lips Compromise se construit donc autour d’artistes comme Baris Manço, Selda Hazine ou encore Mazhar-Fuat-Özkan.
Hip-hop américain sur samples de rock psychédélique turc. Le ton est donné, déviant souviens toi !
Avec Real Life I, le groupe prend de l’assurance et se forge son style.
Caustiques voire cyniques sur Celebration (« Nothing we can do but keep balling and smiling ») , Beatles sous acide jamais seuls sur leur sofa bleu, même épuisés par une très longue journée (Blue sofa), les Sars posent la première pierre.
Plus sombres avec des titres comme Final Q down, burlesques lugubres sur Deep Burn, la palette ne se donne aucune limite.
Puis Legfeet fera son album solo d’instrus, empruntant à Zia Atabi son tube Heleyos pour un titre, et supportant la comparaison avec des beatmakers de renoms.
Vient alors Real Life II.
Une voix féminine aux accents hispaniques annonce : « Senior y seniores ».
Le titre Opulent ouvre le bal. Son clip fait à partir d’extraits des dessins animés illustrant parfaitement les paroles, fait penser bizarrement à All caps de Mf Doom, le coup de poing en moins, le coup de pouce en plus. Même procédé de recyclage pour le clip de Limonade Joe. Actived this reprends pour sample Concentrate de The Gators, déjà utilisé sur le remix de Runnin’ de Pharcyde par Rae & Christian.
Closed circuit montre la complainte d’extra-terrestres depuis leur vaisseau, observant la terre et plaignant la main mise de la technologie sur le contrôle de la civilisation.
Plus loin c’est So Cold et son refrain qu’aurait pu séquencer un volume de Special Herbs toujours de Mf Doom. Errance Américaine entre l’Est et le Midwest.
L’album trouve son apogée dans The Piper, véritable hymne dont l’interprétation les marque encore[5].
Choix du sample: Odyssey, groupe de Funk new-yorkais formé en 77 et le titre : Our lives are shaped by what we love. Texte ciselé autour de l’histoire du joueur de flûte de Hamelin : le premier couplet rapporte l’histoire du joueur de flûte, le second la transpose dans le monde d’aujourd’hui. Le joueur de flûte sauve la citée de la peste des rats mais une fois la ville en liesse, on refuse de le payer. Pour se venger le saltimbanque emmène avec sa flûte les enfants hors de la ville.
Ce que David Legfeet transpose aujourd’hui dans son couplet :
« You did a lot in life just to push that rental
Rolling round, windows down, feeling presidential
Remember when we had those crazy parties with the caterers?
The things we did that night, stoned out in Vegas
Now the good times, pass us by and evade us
The money used to rain down like it was Space Invaders
Now all i see is fakes, frauds and just the traitors ».
Oui la folie du superficiel, « l’argent qui tombe du ciel comme les envahisseurs dans Space Invaders », pour au final être entouré de « traitres et de faux-semblants ». Le joueur de flûte s’est fait carotter par les bourgeois de la ville, avec des vapeurs de l’exhortation de l’Ecclésiaste, vanitas vanitatum, omnia vanitas & sic transit gloria mundi. Le tout porté dans le refrain par la voix de Lola Mullen, qu’on retrouve sur Honesty entre autre dans l’album Sars Lips Compromise (ancienne collègue de travail de Mike, comme eux, elle se consacre dès lors entièrement à la musique, avec des participations à The Findells, The Judy Chops, Funk 45, Bone & Co., Sarah White….).
Tout cela a un air d’affaire de famille, à la Inside Llewyn Davis des frères Coen, la déprime en moins, détail primordial pour la comparaison !
Tous équipés de home studio, le travail se fait en général en commençant par l’instru et le texte vient ensuite, suivant les idées et les envies de chacun. Concilier vie de famille, travail et musique est un vrai casse-tête, qui laisse pour l’instant tout projet de live dans une ligne de mire, dont ils guettent le Roi ma(r)ge avec ferveur !
Mais le groupe ne se perd pas la tête avec ça et la philosophie reste de saisir un jour après l’autre, avec le plaisir de vivre leur passion avant tout.
Toutes leurs prods sont disponibles en téléchargement gratuit sur leur site. Les amateurs s’y retrouveront. N’hésitez pas à les contacter pour les soutenir.
Le travail artistique des pochettes est aussi l’œuvre du groupe. Et si l’escargot fait du stop sur la pochette de Real Life II, il ne recule jamais !
Cézanne disait qu’il y a « savoir-faire » et « faire-savoir », mais lorsqu’ on sait faire, ça finit toujours par se savoir. Plus d’accord par les temps qui courent, non.
Faire savoir, c’est faire vivre !
Et au bout de la route, il faut toujours payer le joueur de flûte…
May the Sars be with you !
Article réalisé à partir d’entretiens avec David Legfeet.
http://sarslip.com/
[1] Au pays d’Alice, Ibrahim Maalouf & Oxmo Puccino (2014)
[2] Ninja Scroll, film d’animation japonais écrit et réalisé par Yoshiaki Kawajiri (1993)
[3] Dr. Octagon est un personnage créé par le rappeur américain Kool Keith, dont le premier album, Dr. Octagonecologyst, date de 1996
[4] Classic Sars: Volume One & Classic Sars: Volume Two
[5] Piper feat. Beard Fist & Lola Mullen, Real Life EP Pt.II
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Sars Lip
http://sarslip.com/track/you-aint-right-ft-kool-keith-pkb
Audrey Prud'Homme
Du rap sur Culturopoing ! Oh oui ! 🙂
Sars Lip
Well written!