Jusqu’à présent, Shame était avant tout une sensation scénique enchaînant des concerts coup de poing fleurant le tabac, la bière et la sueur, une expérience de fascination au sens propre du terme électrisée par une animalité percutante toujours à la lisière du débordement. L’annonce de la signature de ce tout jeune groupe par le label Dead Oceans, au flair décidément assez imparable, puis de la parution de son premier album a immédiatement fait se lever une question : que resterait-il, une fois interposé le filtre du studio, de l’ardeur déflagratoire que dégage le quintette (voix, deux guitares, basse et batterie) en direct ?

Dès « Dust On Trial » sur laquelle s’ouvre Song of Praise, la réponse fuse sans détour : non seulement toute l’énergie est là, mais elle se trouve concentrée, aiguisée et par là-même encore plus saisissante. Envoûtante même dans cette chanson liminaire touchée par l’aile sombre de Joy Division – le charismatique chanteur Charlie Steen, sans jamais tenter de le singer, a en concert certaines attitudes qui font irrésistiblement songer à Ian Curtis et bien des indices dans son écriture laissent supposer que c’est la même flamme inquiète que celle qui consumait son glorieux aîné qui brûle en lui –, une des rares influences admises par le groupe avec Television et The Fall (on pourrait en ajouter quelques-unes, des Pixies à The House of Love en passant même, plus étonnamment, par Oasis), avec son atmosphère nocturne et poisseuse où brille l’éclair glacial de la lame en même temps que s’exhale la raucité tremblée du désir. Bandée comme un arc, toute la rage que cette entrée en matière avait l’intelligence de retenir un peu se libère d’un trait dont l’incandescence traverse les huit morceaux suivants en une flambée brute et pourtant sans cesse changeante, « Concrete » avec son bourdonnement de questions et de réponses pour mieux dépeindre le bombardement de doutes martyrisant qui s’est laissé piéger dans une relation, les frustrations de « One Rizla » forgées d’un air hâbleur pour devenir les armes indispensables à l’affirmation de sa singularité, le parlé-chanté de « The Lick » évoluant de visions narcotiques vers des saillies plus ironiques égratignant au passage ceux qui préfèrent que les choses soient « relatable not debatable », la rythmique implacable de « Tasteless » martelant avec un soupçon de cynisme amusé « I love you better when you’re not around », le délire dru, sonique et textuel, de « Donk », l’explicite et virulent « Gold Hole » où s’intriquent les rapports frelatés du sexe et de l’argent, la nuée d’interrogations à connotation souvent sociale de « Friction » (bien qu’ils s’en défendent, les Shame laissent certaines préoccupations d’ordre politique infuser assez largement leur inspiration), et « Lampoon » toute entière hantée par « ces voix qui commencent à murmurer quand tu es seul » et permettent de mesurer la distance qui se creuse entre soi et les autres. « Angie », l’ultime chanson du disque est la plus atypique : pas loin de sept minutes, soit le double de la majorité des autres, elle conte, avec un lyrisme désespéré mais contenu car hébété de douleur, l’histoire tragique d’une femme que son compagnon détache de la branche à laquelle elle s’est pendue et qu’il aspire à rejoindre ; elle montre brillamment que Shame n’est pas qu’une bande de hurleurs bruyants en faisant nettement affleurer la sensibilité écorchée qui court dans tout le disque sous le masque à la fois opaque et démonstratif des guitares et de la percussion. On touche sans doute ici à une des raisons qui font de Songs Of Praise un premier album en tout point remarquable, sans aucun déchet ni aucun moment ne serait-ce que faible, incontestablement appelé à marquer l’année de son empreinte brûlante : il a beau être l’œuvre de jeunes musiciens ayant tout juste franchi la vingtaine, excellemment guidés par deux producteurs (Dan Foat et Nathan Boddy) qui ont su donner ampleur et assise à leur son tout en ne leur enlevant pas la moindre once de la liberté qui caractérise leur approche de la scène, il étonne, au-delà de son impact physique immédiat, de son art de la fougue poussée parfois jusqu’à la hargne et de sa ferme volonté de ne jamais baisser les yeux, par sa maturité et son humour, par la pensée qui le sous-tend et fait sentir que malgré sa spontanéité brute rien n’y a été laissé au hasard, par sa tension et sa densité émotionnelle qui vous attrapent pour ne plus vous lâcher ensuite. En plaçant la barre aussi haut pour leur galop d’essai, Charlie Steen et ses compères (si son animalité explosive fait de lui une tête de proue naturelle, il s’agit bien ici d’une œuvre collective à laquelle chacun apporte, fréquemment au sens propre, sa voix) allument nécessairement nos espoirs ; on croise les doigts pour que la suite soit aussi ardente et que le groupe sache résister aux sirènes du succès comme à la tentation de l’auto-consomption.

Shame, Songs of Praise
1 CD/1 LP, Dead Oceans

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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