En préambule du livret Frans C. Lemaire rappelle combien la vision qu’on put avoir de Chostakovitch fut biaisée par un ouvrage, tenu longtemps hélas comme une référence. En effet contrairement à ce qu’affirma longtemps Salomon Volkov, l’auteur de Testimony, the Memoirs of Chostakovitch, le compositeur ne lui avait jamais demandé d’écrire ses mémoires posthumes et Testimony s’avère un faux ; certes il n’en constitue pas moins un témoignage de la vie d’artiste sous le régime soviétique et souligne effectivement l’idée d’un compositeur insoumis, écrivant « bien malgré lui » pour le Régime. On se souvient même de Ben Kingsley incarnant Chostakovitch dans l’adaptation qu’en fit Tony Palmer, mais qui reflétait à l’arrivée de manière peu fidèle sa vraie personnalité. Aussi les 15 merveilleux quatuors qui parcourent pourtant sa vie de 1938 à 1974, comme des jalons symboliques sont quasiment occultés dans le livre.
La censure ne s’attaquant pas à la musique de chambre, elle ne suscitait qu’indifférence. Sous le régime stalinien comme après, le quatuor devient pour Chostakovitch, celui de l’exploration d’intime et de l’aveu. Parfois la musique s’avère la meilleure autobiographie, la meilleure confession et contestation possible. Ces quatuors, constituent avec ses quatre cycles mélodiques écrits à partir de 1967, les plus subversifs du compositeur, à la contestation cryptée. A la désillusion idéologique s’ajoute également les déceptions sentimentales et les mariages malheureux, comme en témoignent les dédicaces. Chostakovitch projetait à l’origine d’en écrire 24, chacun sur une tonalité différente.
Dès le premier quatuor qui a le parfum de l’enfance, l’appréhension guette et assombrit la douceur initiale. Sans négliger ses saveurs romantiques, presque impressionnistes l’ensemble Danel laisse entrevoir l’inquiétude et la gravité. Lorsque le violoncelle vient ajouter de l’austérité à l’engouement des violons, la jeunesse devient un âge où l’insouciance n’existe plus, ce que vient confirmer un deuxième mouvement au refrain entêtant. Le sens de la mélodie, de la ritournelle, d’airs presque dansants s’enveloppe progressivement d’une brume asthénique, caractérisée par un combat entre l’atonalité et l’harmonie, au point de provoquer une forme de tension quant à la question du vainqueur. Chostakovitch nous transmet une réponse en s’acheminant dans ses derniers quatuors vers la musique sérielle (13-14-14) entre la fureur et la capitulation. Juste avant, l’extraordinaire quatuor n°11, ici magnifiquement remis en lumière, plongeait dans l’émoi de l’incertitude, comme une forme d’inquiétante étrangeté crépusculaire, portée par le contour des silhouettes et les ombres. Les Danel s’emparent de chaque opus avec une finesse étonnante, nous faisant imaginer les tiraillements intimes du compositeur, tentant de remonter à la surface, et aspiré régulièrement vers le bas. Il est rare de ressentir à ce point l’osmose entre création et existence, comme s’il était impossible à Chostakovitch de composer une œuvre qui ne soit pas engendrée par la pulsation cardiaque et le chaos spirituel. Régulièrement, comme dans le quatuor n°2, l’atmosphère s’imprègne de tonalités folkloriques russes, d’Europe Centrale, voire klezmer, rappelant parfois Bartók ; ces mélodies veillent comme des éléments protecteurs, rapidement attaqués. L’interprétation très incarnée de l’ensemble de Marc Danel entretient cette force du mystère. Tout est calme, et le violon revient soudain à la charge en descente brutale. Il y a ce quelque chose d’angoissant, d’anxiogène qui nous abandonne comme dans une grande forêt en pleine nuit, griffé par les cordes, comme on le serait par les branches. Le quatuor n°2 laisse particulièrement cette sensation de tiraillement d’un extrême à l’autre. Les musiciens servent à merveille ce grand sens de la rupture, la douceur qui résiste et la violence, qui couve avant d’intervenir comme le choc d’une tempête. Parfois des tonalités plus schubertiennes émergent, romantiques et infiniment désenchantées, avec leur lyrisme et leurs emportements (n°6).
Le quatuor n°8, l’un des plus connus, un des plus fascinants s’impose ici dans une lenteur magistrale, pleine de moments suspendus. On est sous l’emprise de ces notes interrogatives et tragiques, pris dans les rets de cette ode funèbre minée par la vision des ruines (inspirée par les bombardements de Dresde) et la guerre. Avant de se terminer par une vague élégiaque bouleversante, la barbarie aura traversé le paysage, avec autant de jets sonores pour signifier la force des bombes.
En 1960 dans son quatuor n°7, la même année que Bernard Hermann livrant sa partition de Psychose, les notes pincées et stridentes renvoient presque au son du couteau sous la douche chez Hitchcock. Il arrive que l’ironie perce, comme la contemplation d’une gaieté, d’une euphorie qui finirait par se moquer d’elle-même, un bonheur tourné en dérision. Les démons intérieurs reviennent attaquer la soif de vie laissant place à la terreur d’exister. Et ce mélange d’harmonies et de dissonances de leit-motiv à qui on donne l’assaut sans plus leur laisser de répit dans l’attente d’une délivrance.
On pourrait quasiment suivre le cheminement existentiel du compositeur à travers ses quatuors, le dernier s’acheminant vers le silence et l’obscurité. Chef d’œuvre absolu d’autobiographie sonore qui nous propulse dans la tristesse des désillusions, l’écrasement politique et la peur d’exister, les 15 quatuors de Chostakovitch n’auront peut-être jamais apparu aussi intimes que dans cette interprétation exceptionnelle dénudant l’oxymore, la dépression, l’oeuvre en état de siège. Les quatuors de Chostakovitch ne s’ouvrent pas spontanément à l’auditeur, mais dès qu’il fait la démarche d’y aller, ils le font pénétrer dans un vertige métaphysique, tel un espace de dialogue qui ne passe pas par les mots, mais l’intuition du sens, où la musique a la beauté de l’indicible.
Dimitri Chostakovich – « Intégrale des quatuors à cordes » par le Quatuor Danel (Alpha Classics) (Réédition)
Marc Danel, Gilles Millet (violons) – Vlad Bogdanas (alto) – Yovan Markovitch (violoncelle)
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