Giulio Caccini et Jacopo Peri – « Li due Orfei » par Angélique et Marc Mauillon

La période qui, en Italie, court du dernier quart du XVIe siècle aux quarante premières années du suivant, fait probablement partie des plus passionnantes dans l’histoire des arts, en particulier des deux qui nous occupent essentiellement ici, la musique et la peinture ; elle voit l’éclosion de décennies de recherches et de tâtonnements visant à exprimer les passions de l’âme humaine de façon toujours plus individualisée et efficace tout en préservant l’énergie insufflée au monde des idées par la démarche humaniste. Si les deux figures centrales de cette époque d’effervescence sont incontestablement, si l’on en juge par l’impact qu’eurent leurs œuvres, Claudio Monteverdi et Le Caravage, ces deux révolutionnaires ne sont naturellement pas tombés du ciel et il suffit d’observer d’un peu plus près ce moment du temps à la liberté fascinante pour s’apercevoir qu’il est littéralement constellé de personnalités remarquables.

Giulio Caccini et Jacopo Peri, tout autant que Monteverdi, contribuèrent à engager l’art musical dans la voie de ce que nous appelons aujourd’hui la modernité ; pourtant, le geste qui les animait était éminemment rétrospectif, puisque leur objectif avoué était de ressusciter la musique de cette Antiquité idéalisée et par là-même inaccessible qui les faisait tant rêver et dont ce qui ne s’appelait pas encore l’archéologie faisait régulièrement, à l’instar des érudits qui, durant les siècles précédents, avaient fait sortir les manuscrits des monastères, remonter des vestiges à la surface d’une terre qui en semblait toujours plus prodigue. La figure d’Orphée, qui donne son titre au récital d’Angélique et Marc Mauillon, eut très tôt la faveur des humanistes (je renvoie le lecteur curieux à la présentation du disque du Miroir de Musique sur le même sujet) à cause de sa charge symbolique ; il est, en effet, celui dont la science parvient à charmer les bêtes sauvages personnalisant les forces brutes de la barbarie, mais également celui qui ramène ce que l’on croyait mort à la lumière du jour ; au fond, tout humaniste est un Orphée auquel on aurait permis et même enjoint de se retourner pour mieux admirer les beautés du passé en éprouvant, dans le même mouvement, un intense serrement de douleur nostalgique devant la certitude que ce temps heureux ne reviendrait pas.

Si leur extraction comme leur parcours opposaient Caccini, fils de charpentier, et Peri, prompt à revendiquer une noble ascendance florentine, tous deux se firent remarquer par leur capacité toute orphique à chanter en s’accompagnant avec un instrument à cordes pincées, luth ou chitarrone, les qualités vocales du premier ayant, si l’on en croit les témoignages contemporains, dépassé en sensibilité celles du second, qui se distinguait plutôt par le caractère savant de ses exécutions ainsi que par sa virtuosité aux claviers. Dans leur volonté de restaurer la puissance expressive de la parole telle qu’elle irriguait la tragédie antique, en particulier grecque, les deux hommes qui se côtoyèrent très probablement au sein de la progressiste Camerata florentine qui se réunissait chez Giovanni Bardi depuis 1573, cercle de réflexion autant que musical, en arrivèrent à la conclusion que la polyphonie qui constituait alors la norme était impropre à servir leur dessein, car elle ne favorisait pas assez l’intelligibilité du texte ; le recitar cantando, ou monodie accompagnée, pouvait alors prendre son envol. CesNuove Musiche, pour reprendre le titre des deux ouvrages à la fois anthologiques et théoriques, car assortis de préfaces visant à expliquer sa démarche, publiés par Caccini en 1602 et 1614, qui libèrent la voix en lui permettant une plus grande variété d’ornements et font glisser la polyphonie vers la basse continue, constituent une véritable révolution dont les ferments vont donner naissance à l’opéra, un genre dans lequel Peri va brillamment s’illustrer quand son rival sera plus constamment préoccupé de la monodie, puisqu’on lui doit Euridice (octobre 1600), le premier essai intégralement conservé dans un genre promis à un bel avenir. Il est particulièrement intéressant de noter que l’unique recueil de monodies conservé de Peri, lesVarie Musiche (1609, augmenté en 1619), ne comporte pas de préface, comme si le compositeur souhaitait laisser à son aîné la tâche de formaliser une invention qui était peut-être regardée comme la sienne. Traversés par le souci constant de cacher l’art sous un air de décontraction soigneusement étudié afin de donner l’illusion du naturel, cette fameuse et intraduisible notion de sprezzatura créée par Baldassare Castiglione, ces airs ouvrent une nouvelle ère dans la traduction des passions en musique, centrée sur le pouvoir qu’ont les mots, lorsqu’ils sont efficacement mis en valeur, de toucher l’auditeur au cœur. Parlait-on encore des deux Orphée rivaux lorsque Diego Velázquez arriva à Rome, sans doute à l’automne de 1629 ? Caccini était mort depuis plus de dix ans et il restait à Peri à peine trois années à vivre. La Forge de Vulcain, qui date du premier séjour dans la ville éternelle du peintre de Philippe IV, nous parle pourtant également du pouvoir de la parole, celle d’Apollon venu apprendre son infortune au divin forgeron, l’artiste ayant justement choisi d’immortaliser l’instant où la profération de la nouvelle déclenche chez les personnages présents une palette d’émotions variées, rendues avec une acuité saisissante par le maître espagnol.

Le récital que nous offrent Angélique et Marc Mauillon, sœur harpiste et frère chanteur au talent reconnu dans le monde de la musique ancienne, est de très grande qualité. On y goûte aux charmes d’une voix d’une grande souplesse, à l’articulation nette et au phrasé précis, qui connaît les exigences techniques propres à ce répertoire et les affronte avec vaillance, trouvant un soutien sans faille chez une partenaire qui sait utiliser toutes les ressources de son instrument pour varier les atmosphères, soulignant ici une dissonance, inventant là une couleur afin de mieux illustrer le discours, et dont les trois interventions en soliste ne sacrifient jamais les dynamiques au raffinement pourtant bien réel qu’elles donnent à entendre. La complicité entre les deux interprètes est évidente et leur prestation dégage un fort sentiment d’unité ; ils ont choisi d’aborder ces pièces avec une noblesse de ton et une élégance totalement cohérentes avec la distinction du milieu humaniste qui les a vu éclore,  une optique parfaitement justifiée même si l’on aurait pu souhaiter ponctuellement un soupçon de théâtralité supplémentaire — comment ne pas avoir à l’esprit les effets de clair-obscur parfois accusés qui naissaient du pinceau du Caravage au moment où ces œuvres étaient composées ? Ce qui, à mes yeux, demeure particulièrement frappant et attachant dans cette lecture est son ton très personnel qui signe une véritable volonté d’appropriation de la musique, dont les enjeux ont visiblement été, au-delà de l’étude, intériorisés jusqu’à ce que le rendu semble aussi naturel que possible s’agissant de musiques qui ont plus de quatre cents ans d’âge. Il y a du « grain » et de la densité dans cette réalisation, de la sensualité et parfois une indicible mélancolie qui la font s’évader loin des conventions du genre vers un ressenti plus proche, plus simple, plus humain.

Voici donc une anthologie de fort belle facture qui donne à entendre un répertoire aux implications historiques passionnantes dont on peut dire qu’il n’est pas sur-représenté au disque comme au concert en dépit des nombreuses beautés qu’il recèle. N’est-ce pas une excellente raison supplémentaire de succomber à l’enchantement que nous proposent les deux Orphée d’hier et d’aujourd’hui ?

Li due Orfei, œuvres vocales de Giulio Caccini (1551-1618) et Jacopo Peri (1561-1633), instrumentales de Luzzasco Luzzaschi (c.1545-1607) et Alessandro Piccinini (1566-1638)
Marc Mauillon, chant
Angélique Mauillon, harpe double
1 CD [durée totale : 57’11] Arcana A 393.

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