L’heure n’est plus à l’esquive. Après deux albums réussis, en particulier le premier, Sea Sew (2008), dont les miroitements chaleureux faisaient pardonner les quelques petites faiblesses de son successeur, Passenger (2011), dont les pochettes abstraites la dissimulaient, l’Irlandaise Lisa Hannigan nous fait face sur celle de At swim, paru il y a quelques semaines. Le regard est volontaire, sans doute un rien bravache, certainement un brin malicieux ; il se dégage de ce sobre portrait en noir et blanc le sentiment de se trouver en présence d’une jeune femme de trente-cinq ans sur laquelle ont commencé à souffler les bourrasques de l’expérience et qui en a tiré l’énergie nécessaire pour avancer.
Passenger se refermait sur une chanson riche en points de suspension, « Nowhere to go » ; il aura fallu cinq ans à la chanteuse pour trouver un chemin que sa rencontre avec Aaron Dessner, une des têtes pensantes de l’excellent groupe The National et producteur de ce nouvel opus, a semé de ce qu’elle nomme de « petits miracles. » Les onze morceaux qui composent At swim portent tous la trace d’un émerveillement qui rend lumineuse une atmosphère globalement décantée et intimiste traversée par des bouffées mélancoliques parfois extrêmement denses, comme dans les émouvantes Prayer for the dying, We, the drowned ou Funeral suit, élégies aux titres suffisamment explicites pour qu’on ne les encombre pas de gloses et que leur retenue empêche de tomber dans le piège d’un larmoyant à bon marché. N’allez cependant pas vous imaginer que Lisa Hannigan livre un disque uniment sombre, même si ses textes évoquent souvent la fuite du temps et ce(ux) qu’il emporte dans son cours ou l’incertitude de nos lendemains et de nos liens ; la naïveté presque enfantine de Snow déborde de tant de tendresse que l’on oublierait presque les regrets qui s’y insinuent, Ora gonfle comme une voile d’espérance frémissante son chant de sirène à la fois irréelle et incarnée, Tender chaloupe au rythme d’une saudade caressante, Undertow laisse fluer une onde de sensualité, et si LO nous invite dans le cauchemar d’une conscience si bourrelée de remords que le sommeil finit par la déserter, elle le fait sur un ton presque léger — il s’agit paradoxalement d’une des chansons les plus rythmées de l’album, ce qui ne fait bien entendu que souligner le caractère obsessionnel de ce qu’elle met en scène.
At swim fait le pari de la cohérence et de la sobriété, ce qui ne l’empêche ni d’être passionné, si l’on admet que la passion ne perd rien en intensité lorsqu’elle se refuse à verser dans la démonstration, ni d’être raffiné. Il faut louer la qualité de la production toute de finesse et d’intelligence d’Aaron Dessner qui parvient à respecter la clarté mélodique des morceaux tout en les enveloppant de textures sonores à la fois complexes et diaphanes. Et, bien sûr, il y a la voix de Lisa Hannigan qui, tout autant que son portrait sur la pochette, nous fait ressentir que ses cinq années de silence l’ont souvent égratignée, probablement meurtrie, certainement profondément changée ; outre d’évidentes qualités techniques – Barton, qui referme le disque sur une note amère, offre une magnifique démonstration d’un ars modulandi parfaitement maîtrisé –, le chant est dense, profond, jamais inutilement fleuri ou sophistiqué – Anahorish du poète irlandais Seamus Heaney harmonisé et interprété a cappella est d’une ferveur limpide –, la voix ne pose pas, elle dit et s’adresse à chacun d’entre nous le plus directement possible et avec une sincérité et une humilité troublantes, parfois bouleversantes.
Navigant sur des eaux moins étales et translucides qu’il pourrait paraître, At swim se révèle, au fil des écoutes, un album terriblement attachant qui constitue à l’évidence un virage dans le parcours d’une artiste qui, amarres rompues, aborde à un nouveau rivage plus intensément et, souhaitons-le, plus immensément personnel. Sa mélancolie fluide et consolatrice n’a pas fini de nous accompagner durant l’automne qui s’en vient doucement.
Lisa Hannigan, At swim 1 CD ou 1 LP Hoop recordings ltd./PIAS
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