À force de vouloir enfermer les musiciens dans une catégorie identifiée et donc rassurante, on finit par prendre le risque de ne plus les écouter. C’est, dans une certaine mesure, ce qui est arrivé à Steven Wilson à l’occasion de la parution de son album To The Bone qui a laissé perplexe une partie de la critique. Comment l’enfant chéri du rock progressif, cet alchimiste des sons ne reculant devant aucune expérimentation quitte à s’y semer lui-même comme parfois dans son second disque en solo, l’exigeant Grace For Drowning, a-t-il pu livrer une réalisation aux inflexions aussi objectivement pop, aussi – horresco referens – abordable voire optimiste ? C’est sans doute oublier un peu vite que cet artiste est un véritable caméléon multipliant à plaisir les incarnations, de No-Man à Porcupine Tree pour ne citer que les deux principales, et de se poser une question essentielle : ce qu’il propose ici est-il convaincant ? Clairement, la réponse est oui et si l’évolution matérialisée par cette réalisation était déjà perceptible par touches diffuses dans Hand. Cannot. Erase. (2015) et plus nettement dans le mini-album (pas loin de quarante minutes tout de même) 4 ½ (2016), rien ne pouvait laisser présager qu’un musicien si cérébral parviendrait à créer une efflorescence mélodique aussi luxuriante, aussi fluide, aussi directe. Une chanson d’une énergie débridée et irrésistible comme l’est « Permanating », aux inflexions presque disco totalement assumées, désarçonnera sans doute les fans de la première heure mais fera danser beaucoup de nouveaux adeptes, tandis qu’à l’autre bout du spectre émotionnel, les bleus au cœur de « Blank Tapes » exprimés dans un duo acoustique intimiste et fragile avec Ninet Tayeb, collaboratrice devenue régulière, ou la lueur d’espoir qui traverse « Song Of Unborn », s’adressant, dans une veine lyrique frémissante, à un enfant à naître dans un futur indéterminé en le mettant en garde contre toutes les difficultés qui l’attendent mais en l’encourageant à relever le défi de vivre (une réponse au « Breathing » de Kate Bush, que Steven Wilson cite souvent parmi ses sources d’inspiration ?), ne manqueront pas de provoquer quelques frissons. To The Bone a également sa part d’ombre, d’angoisse dans « People Who Eat Darkness » écrite en réaction aux attentats du Bataclan en insistant particulièrement sur la stupeur induite par le fait que certains de ces « mangeurs de ténèbres » avaient trompé leur monde par un comportement en apparence sans histoire, et même d’effroi dans « Detonation » inspirée cette fois par le massacre dans un bar gay de Floride en juin 2016 – vous savez, ce carnage pour lequel l’UEFA n’a pas daigné faire la moindre minute de silence alors que l’Euro de football battait son plein – et l’aveuglement de ceux qui ne croient pas en Dieu mais tuent malgré tout en son nom, deux titres aussi épiques que tendus et sombrement électriques. On pourrait ajouter le sentiment d’aliénation de « The Same Asylum As Before », celui de dépendance affective de « Song Of I » (en duo avec Sophie Hunger), celui d’isolement de « Refuge » inspiré par l’exil des migrants et se dire que pour un album qui revendique son optimisme, celui-ci est singulièrement plombé ; l’atmosphère toute en apesanteur de « Nowhere Now » qui voit le monde plus beau d’en haut, la volonté de ne pas se laisser sombrer de « Pariah » et l’exigence de faire le pari de la vérité en se dépouillant de toute tentation de détourner la réalité exprimée dans « To The Bone », dont le texte est signé par Andy Partridge d’XTC, apportent toutefois autant de touches lumineuses qui équilibrent l’ensemble en l’entraînant vers plus de clarté.
Les inspirations musicales de Steven Wilson sont ici particulièrement larges s’étendant de ses habituelles bases estampillées « rock progressif des années 1970 » à un Depeche Mode (période Violator) qui aurait fricoté à Bristol (« Song of I »), à des échos de Supertramp (période …Famous Last Words…, « Refuge »), de Radiohead (« Detonation ») et même d’Abba (« Permanating »), tout un joyeux catalogue dont les articles a priori complètement dépareillés finissent par se fondre en un tout étonnamment harmonieux, assemblés par un musicien qui, s’il s’accorde ici une spontanéité assez inédite pour lui, y compris dans le chant, sait parfaitement où il va et par quels chemins, en ne craignant pas de faire preuve d’une ampleur qui, dans des mains moins expertes, aurait pu virer à une insupportable emphase mais qu’il sait maintenir concentrée et galbée. Paradoxalement, To The Bone, tout en étant ce que son auteur a produit à ce jour de plus accessible, réussit le pari, en remettant assez franchement en cause les acquis d’une certaine forme de « respectabilité », d’être une aventure, celle d’un artiste qui se dévoile plus qu’il ne l’a jamais fait.
Steven Wilson, To The Bone 1 CD ou 2 LP (excellent pressage) Steven Wilson Productions Ltd/Caroline International
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