"The Big Dream" : nouvel opus musical de David Lynch

The Big Dream est officiellement le second album solo de David Lynch, après Crazy Clown Time – sorti en novembre 2011, alors que le cinéaste a 65 ans. En 2001, Lynch avait déjà publié un disque intitulé Blue Bob, mais qui était coécrit et co-produit avec John Neff. Le cinéaste a composé la totalité des morceaux originaux de The Big Dream – qui comporte une reprise.
The Big Dream n’apporte rien de significativement nouveau par rapport à Crazy Clown Time. On pourrait d’ailleurs être déçu de ne pas retrouver de véritables équivalents des petites merveilles accrocheuses qu’étaient notamment le morceau éponyme et Pinky’s Dream, si l’attachement au natif touche-à-tout de Missoula n’encourageait pas malgré tout à se faire accompagner quelque temps par les nouveaux titres, assis devant sa chaîne hi-fi, en voiture sur l’autoroute, ou bien debout et casqué dans un quelconque ascenseur ou hall d’aéroport. Or beaucoup de choses qui ont été dites il y a deux ans valent encore aujourd’hui.
The Big Dream oscille entre blues et électro, comme le cinéma de Lynch et les musiques de ses films oscillaient ou alternaient entre le passé – plutôt les années cinquante -, et un modernisme aux accents futuristes. Mais, qu’on le précise ou reprécise, rien ne se retrouve dans ces deux albums de Lynch du trash métal, du punk hardcore à la Marylin Manson ou à la N.I.N., du rock underground, de la pop expérimentale à la Lou Reed ou à la David Bowie. On est assez loin, ici, de l’univers sonore de Lost Highway. Si références à la musique actuelle il y a, elles sont plutôt du côté d’Underworld – la ressemblance avec la musique des auteurs de l’électro mélodique Beaucoup Fish est frappante dans le merveilleux morceau Good Day Today, sur Crazy Clown Time. Du côté, également, de la muzak d’Eno et de la techno effrayante de Suicide – cf. la chanson I Want you, sur le nouvel album.

 L’intérêt de la démarche, du style et du son lynchiens est de marier ces caractéristiques musicales avec celles lointaines du blues – une référence revendiquée haut et fort par Lynch est John Lee Hooker -, de la ballade folk, de la chansonnette romantique à tendance rockabilly. Pour ce disque de 2013, l’auteur a évoqué un « blues moderne » (1). Il faut évidemment mentionner la reprise de The Ballad Of Hollis Brown de Bob Dylan (1964). Lynch a affirmé s’être inspiré davantage de la version qu’en avait faite Nina Simone en 1965 (2). Et effectivement, on le sent plus proche de la mélodie vocale sculptée par l’interprète féminine, de son jeu de piano répétitif. Quand on écoute la voix de Simone, on est frappé par la ressemblance avec la voix de Lynch. Et l’on se dit alors que la transformation, les triturages hénaurmes que celle-ci subit – avec utilisation de la réverbération, de l’écho, du delay, de l’harmoniseur, de vocodeur, de l’effet « reverse » – n’est pas seulement due à la volonté de lui donner une personnalité qu’elle n’a pas, une dimension ludico-robotique, ou de coller au goût du jour – même celui-ci est déjà daté… Daft Punk étant l’exemple actuel parfait de la modernité rance. La voix-Lynch cherche et tente de retranscrire, électriquement et numériquement, quelque chose des vibrations de la musique des diables bleus – des idées noires. Par choix esthétique et parce qu’évidemment l’auteur – qui n’est pas foncièrement un chanteur (3) – ne les a pas naturellement. C’est quelquefois beau et mélancolique – l’ample douceur de Are You Sure, la touchante fausseté de Cold Wind Blowing. C’est parfois ennuyeux – Last Call – ou presque ridicule – le sénile Sun Can’t Be Seen No More. On peut vite en être saturé, on peut se sentir hypnotisé – à son corps défendant ou pas.

De par le côté lascif, traînant du chant, d’un chant ayant certaines de ses racines au cœur de l’Amérique profonde, le nom de Neil Young vient également à l’esprit. Est-ce un hasard, d’ailleurs, si le « loner » a parfois transformé sa voix avec un vocodeur, par exemple pour Trans ? On pourra écouter à ce propos le morceau Computer Cowboy qui figure sur cet album de 1982.
La référence qui a pu être faite à Bruce Haack est également intéressante (4). Canadien ayant vécu aux États-Unis, Haack est un pionnier de la pop électronique. Pour ce que nous en connaissons, sa musique est globalement plus colorée et enjouée que celle de Lynch, mais les chuchotements de Lynch dans Noah’s Ark ou dans  Stone’s Gone Up – sur le premier album solo – peuvent évoquer ceux d’un morceau comme Super Nova – in Electric Lucifer, 1970.

Si une évolution était quand même à repérer entre Crazy Clown Time et The Big Dream, on la trouverait dans les interventions de guitare, aujourd’hui peut-être un peu plus fortes et prégnantes. Avec grande utilisation du vibrato pour les modulations de fréquences. Riley Lynch, le fils que David a eu avec Mary Sweeney en 1992, cinéaste en herbe, se lâche sur sa six cordes électrique au son lourdement saturé dans Sun Can’t Be Seen No More.

Créant ainsi une heureuse respiration dans Crazy Clown Time, Lynch avait fait interpréter Pinky’s Dream par Karen O, la chanteuse d’origine coréo-polonaise du groupe Yeah, Yeah, Yeahs. L’ambiance semblait sortir d’un INLAND EMPIRE ou d’un Twin Peaks, et les petits cris hystériques de Karen rappelaient ceux d’Alan Vega. Lynch réitère son coup en 2013 avec le titre-bonus I’m Waiting Here qu’il fait interpréter par Lykke Li. La voix de la Suédoise est beaucoup plus fine et éthérée que celle de sa consoeur. C’est beau, assurément. C’est un des moments forts de The Big Dream. La vidéo, proposée il y a déjà quelques semaines, déroule une autoroute perdue plongée dans la lumière diurne, apaisante… mais débouchant finalement sur l’inquiétante étrangeté propre au fameux film de 1997.

The Big Dream a été réalisé par Lynch en collaboration étroite avec Dean Hurley, donc, dans le studio que le cinéaste s’est fait construire à l’intérieur de l’une des trois habitations qu’il possède à Hollywood – celle qui a servi comme décor de la maison des Madison dans Lost Highway. La première production d’Asymmetrical Studio date de 1998 : Lux Vivens – The Music of Hildegard Von Bingen (Jocelyn Montgomery et David Lynch). Dean Hurley a entre autres travaillé sur le son de INLAND EMPIRE, pour la réalisation de Crazy Clown Time. Il a remixé avec Lynch, en 2011, le morceau de Duran Duran Girl Panic ! (5).

Infatigable, Lynch s’est déjà remis au travail, pour ce qui pourrait donner éventuellement lieu à la réalisation d’un troisième album – mais aucune prestation live n’est envisagée. Rappelons qu’en juin, a été publié le clip qu’il a réalisé pour le morceau Came Back Haunted de Nine Inch Nails. En novembre prochain, il exposera certaines de ses œuvres graphiques à la galerie Kayne Griffin Corcoran de Los Angeles.
Le retour au cinéma de l’auteur de Mullholand Drive, un moment annoncé comme possible, n’est plus à l’ordre du jour.

Notes :

1) Lynch dit encore, à propos du travail sur le nouvel album : « What comes out is a hybrid, modernized form of low-down blues ». (« Stream David Lynch’s new album The Big Dream via Pitchfork Advance », Pitchfork, july 8, 2013. http://pitchfork.com/news/51421-stream-david-lynchs-new-album-the-big-dream-via-pitchfork-advance/)

2) « David Lynch talks second album : The Big Dream », Billboard, June 3, 2013.
http://www.billboard.com/articles/news/1565619/david-lynch-talks-second-album-the-big-dream.

3) Pour The Ballad Of Hollis Brown, on ne s’attendra évidemment pas à retrouver chez Lynch la sensibilité de Nina Simone, l’évolution tout en tension de son chant.

4) Heather Phares, « David Lynch – The Big Dream – Review ». http://www.allmusic.com/album/crazy-clown-time-mw0002207299

5) En mars 2011, Lynch dirige le visuel d’un concert du groupe – pseudo – mythique des années quatre-vingt retransmis en direct sur Youtube.

 

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