« J’ai toujours aimé la musique » déclarait Martin Luther dans ses Propos de table. De fait, aucun observateur un tant soit peu sérieux ne saurait dénier à cet art la place centrale et profondément structurante qui fut la sienne au sein de la Réforme, en particulier au travers du chant, vecteur privilégié des Écritures agrégeant aussi bien les plus savants contrapuntistes que les plus humbles fidèles. Comme des pics parfois vertigineux, quelques noms dominent un vaste massif de figures qui, pour l’amateur peu au fait de ce répertoire, demeurent généralement indistinctes voire inconnues ; il faut dire qu’il est difficile d’exister, en termes de notoriété, face à Heinrich Schütz ou à Johann Sebastian Bach.
La mise en valeur de la Parole fut le souci permanent de Luther, qui fit de la Bible un des piliers de son action réformatrice (sola scriptura). Ce qui distinguait sa démarche de la position qui était alors celle de l’Église catholique était la volonté de mettre les textes sacrés à la portée du plus grand nombre, non seulement d’un point de vue matériel, par l’usage de la langue vernaculaire plutôt que du latin (qui ne fut pas abandonné pour autant), mais également artistique, en se détournant des polyphonies luxuriantes à la manière franco-flamande lesquelles faisaient primer l’esthétisme sur la compréhensibilité. L’invention du choral, n’excluant nullement le recours à des élaborations plus complexes qui, au contraire, s’en nourrirent, réalisa cette ambition par sa simplicité mélodique et rythmique et devint un des étendards les plus éclatants de la Réforme. S’il fut lui-même compositeur, Luther eut la chance d’avoir auprès de lui des musiciens avec lesquels il entretint parfois des liens amicaux et qui participèrent activement à son projet de constitution d’un répertoire spécifique ; citons parmi ceux-ci Johann Walter, que son Geystliches gesanck Buchleyn publié en 1524 avec une préface du Réformateur fit regarder comme le grand maître allemand de l’hymne, ou Leonhard Paminger, un des premiers représentants de ce que je suis tenté de nommer l’humanisme musical protestant et hélas incompréhensiblement absent de la vaste anthologie proposée par Vox Luminis. Ce corpus musical d’origine ne demandait qu’à s’étoffer et sa croissance, stimulée par la perspective d’avoir tout à inventer, fut rapide ; dès 1568 parut ainsi la Deutsche Passion nach Johannes de Joachim a Burck, premier exemple entièrement polyphonique d’un genre autochtone appelé à connaître la fortune que l’on sait. Mais les compositeurs ne négligeaient pas non plus d’observer très attentivement ce qui se passait dans d’autres parties de l’Europe, en particulier en Italie. Cette nouveauté, expérimentée in loco par les plus chanceux (l’exemple le plus célèbre est celui de Schütz), découverte par les autres au travers des recueils ou des récits parvenus en terres germaniques en suivant les voies du commerce, notamment celles des cités de la Hanse, fut un levain puissant. La polychoralité telle qu’elle se pratiquait à Venise trouva un écho aussi bien chez les Praetorius de Hambourg que chez celui de Wolfenbüttel (les deux familles ne sont pas apparentées), dont la Polhymnia caduceatrix (1619) constitue le pendant luthérien du Vespro della Beata Vergine de Monteverdi (1610), tandis que les exigences expressives propres au madrigal infusèrent partout, parfois ostensiblement revendiquées comme chez Johann Hermann Schein, un des plus passionnants prédécesseurs de Bach à Leipzig qui coula le choral dans le moule italien du concert sacré avec continuo (Opella nova, première partie, 1618), dans le titre même de ses Israelis Brünnlein (1623) « composées à la manière gracieuse du madrigal italien », mais aussi chez Samuel Scheidt, Thomas Selle et, bien sûr, Schütz. Le legs de ce dernier apparaît comme la parfaite illustration de la richesse d’une tradition musicale protestante dont il représente le premier accomplissement majeur ; le Sagittarius a, en effet, composé dans tous les genres sacrés de son temps, de la sobre harmonisation des hymnes à la plus opulente polyphonie en reprenant à son compte, pour en offrir une fascinante synthèse, tous les styles, du brillant concertant à l’expressif madrigalesque en passant par le sévère dépouillement de ses trois Passions conservées, toutes écrites pour voix seules. Par la place centrale qu’il accorde à la mise en valeur et à l’illustration de la Parole, par sa recherche d’une intériorité permanente mais également son souci d’une séduction conquérante, par sa conscience de ses racines qui nourrit profondément sa capacité à forger un langage neuf, par son exigence dans la facture qui ne constitue pour autant jamais un frein ni à son accessibilité ni à sa lisibilité pour l’auditeur même le moins averti (mais, à l’époque, le bagage liturgique du fidèle même le moins instruit était plus conséquent que celui de la majorité du public d’aujourd’hui), son œuvre matérialise d’une façon presque absolue tous les souhaits de Luther en matière de musique au-delà même, sans doute, de ce que le Réformateur aurait pu imaginer.
L’anthologie proposée par Vox Luminis couvre environ cent-cinquante années d’activité musicale, des origines à 1672, s’arrêtant donc peu après l’entrée en service de Buxtehude à Lübeck, ce qui appellerait un second volet allant jusqu’à Bach voire, s’agissant de compositions pour voix accompagnées à l’orgue, jusqu’à Mendelssohn. L’ensemble dirigé par Lionel Meunier est ici dans son jardin puisqu’il explore ce répertoire germanique depuis ses débuts avec une pertinence et une sensibilité qui lui valent aujourd’hui une renommée internationale, et ce n’est pas avec cette nouvelle réalisation que son étoile va pâlir, n’en déplaise à ses détracteurs. Le soin minutieux apporté à la valorisation des moindres inflexions rhétoriques des textes, la capacité à rendre sensible la construction de chaque morceau sans jamais mettre à mal son unité en s’égarant dans les détails, la pulsation toujours dosée avec clairvoyance, le raffinement sans maniérisme du chant polyphonique, le refus de céder au cursif, à l’ostentatoire, à l’approximatif sont autant de qualités qui concourent à la réussite de ce projet dans la grande tradition de Ricercar dont il faut saluer l’ambition qui tranche salutairement sur ces productions qui se contentent de rabâcher du tout-venant sans y apporter de regard neuf ou personnel. La mise en place est, comme toujours, impeccable et les chanteurs, qui tous mériteraient des éloges individuels, se distinguent une nouvelle fois par leur discipline, la fluidité et la netteté de leurs lignes, leur engagement, ainsi que leur intelligence musicale et leur cohésion intime nées d’une longue et intense fréquentation des œuvres et de l’habitude de les interpréter ensemble qui sont aujourd’hui les marques de fabrique de Vox Luminis. Lionel Meunier persiste dans l’excellente idée de confier une grande partie du continuo à un grand orgue qui confère plus d’assise et d’ampleur aux œuvres et il a également choisi de ponctuer le programme par des pièces d’orgue qui constituent autant de paraphrases des textes sacrés ; Bart Jacobs s’illustre brillamment dans les deux exercices, accompagnateur attentif, inventif mais jamais intrusif, soliste valeureux démontrant de remarquables capacités à varier et à architecturer son discours tout en demeurant toujours parfaitement lisible.
Voici indubitablement un enregistrement qui fait honneur aux musiciens comme à leur éditeur ; présenté avec soin, il réjouit aussi bien le cœur par la beauté de l’exécution que l’esprit par la qualité et la cohérence de ses choix. Si vous êtres curieux de ces musiques de la Réforme, ne cherchez pas plus loin : ce livre-disque comblera vos attentes en vous en apprenant beaucoup et en attisant votre envie d’en découvrir plus. Cette année qui marque le cinq centième anniversaire de la publication des 95 thèses de Luther ne pouvait pas rêver plus vibrante célébration que celle que lui offre Vox Luminis.
Ein feste Burg ist unser Gott, Luther et la musique de la Réforme
Œuvres vocales de Martin Luther (1483-1546), Balthasar Resinarius (c.1485-1544), Johann Walter (1496-1570), Caspar Othmayr (1515-1553), Joachim a Burck (1546-1610), Bartholomäeus Gesius (1555/62-1613), Michael Praetorius (1571-1621), Melchior Franck (c.1579-1639), Michael Altenburg (1584-1640), Heinrich Schütz (1585-1672), Johann Hermann Schein (1586-1630), Samuel Scheidt (1587-1654), Thomas Selle (1599-1663), Andreas Hammerschmidt (c.1611-1675), Christoph Bernhard (1628-1692)
Pièces d’orgue de Johann Steffens (1560-1616), Hieronymus Praetorius (1560-1629), Michael Praetorius (1571-1621), Paul Siefert (1586-1666), Samuel Scheidt (1587-1654), Heinrich Scheidemann (c.1595-1663), Delphin Strungk (c.1601-1694)
Bart Jacobs, orgues Thomas de l’église Saint-Vincent, Ciboure (pièces d’orgue) et de l’église Notre-Dame de la Nativité de Gedinne (continuo)
Vox Luminis
Lionel Meunier, direction artistique
2 CD (livre-disque) Ricercar RIC 376.
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