« Vulnicura », Björk

Vulnicura, l’album-plaie de Björk.

Vulnicura est ce que l’on appelle un « break up album »1, c’est-à-dire un disque qui puise dans une rupture amoureuse pour construire sa cohérence au fil des titres qui le composent (cf l’album 19 d’Adele). En ce sens, l’exercice n’est pas vraiment nouveau pour Björk, puisqu’elle s’était déjà inspirée de ses relations amoureuses houleuses (notamment avec Tricky et Stéphane Sednaoui) pour l’écriture de plusieurs textes sur les albums pré-Vespertine qu’étaient Post (1995) et Homogenic (1997). Mais en imposant cette thématique sur l’ensemble d’un album, Björk innove dans le choix très personnel qu’elle fait d’évoquer sa vie privée de manière très impudique, ouvrant ainsi les vannes de sa peine comme de son amertume.

Pour bien comprendre ce qu’est ce Vulnicura-là, il convient de revenir sur  la vie privée de la chanteuse.

La vie privée publique de Björk2

Fin des années 90 / courant 2000, Björk rencontre l’artiste inclassable Matthew Barney dont elle relatera dans Vespertine (sorti en 2001) la relation tout à la fois charnelle/sensuelle qu’artistique.

« If there is a troubador washing
It is he
If there is a man about town
It is he
If there is one to be sought
It is he
If there are nine she is
They are bought for me

This way is as is she
And he placed her
Unclothed
Long long longlegged
On top of the family tree », Harm of Will, Björk (Vespertine (2001))

De cette relation hors norme naîtront la petite Isadora ainsi que de nombreux projets communs, dont le point d’orgue restera sans nul doute le très exigeant film musical Drawing Restraint 9 (2005), célébration du couple par excellence.

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Isadora / Björk / Matthew Barney

Dans Biophilia (2011), la chanteuse commençait à évoquer en filigrane le délitement de cette relation. Dans le titre Mutual Core notamment, le couple se retrouvait ainsi métaphoriquement comparé à deux plaques tectoniques en mouvement. Gouverné qu’il est par les multiples éruptions volcaniques, frottements, tremblements de terre et autres tumultes qu’il suscite, le duo y apparaissait fusionnel autant que dangereux.

« What you resist persists, nuance makes heat
To counteract distance
I know you gave it all,
Offered me harmony if things were done your way.
My Eurasian plate subsumed,
Forming a mutual core

This eruption undoes stagnation.
You didn’t know I had it in me,
Withheld your love, an unspent capsule.
I didn’t know you had it in you.
This eruption undoes stagnation
You didn’t know I had it in me
This eruption undoes stagnation
You didn’t know, you didn’t know », Mutual Core, Björk (Biophilia).

C’est au cours de la tournée Biophilia que le couple se sépare définitivement. Le triangle Björk / Isadora / Matthew Barney vole ainsi en éclats alors que la chanteuse parcourt le monde pour défendre son album-concept.

Journal d’une rupture en 9 titres.

Narrant de chronologiquement cette rupture (on retrouve dans le livret de Vulnicura des annotations du type « 5 mois auparavant », « 9 mois après » permettant de suivre titre par titre l’évolution des états d’âme de la chanteuse), Björk livre sans aucune pudeur le journal intime de cette séparation.

 « Je crois que j’ai réalisé, un an après en avoir démarré l’écriture, un album de rupture. Surprise d’avoir documenté cette rupture de manière si complète, dans une chronologie émotionnelle parfaite : trois chansons avant la rupture et trois ensuite. L’anthropologue en moi s’y est inséré et a voulu partager ces chansons ainsi. Au départ, j’étais inquiète que le tout soit trop prompt à l’autocompassion, mais il m’a semblé qu’il s’agissait de quelque chose de plus universel. Espérons que les chansons puissent être une aide, une béquille pour les autres, et qu’elles prouveront à quel point ce processus est biologique : la plaie et la guérison de celle-ci. Psychologiquement et physiquement. Attachée à l’album, il y avait une horloge entêtée », Björk à propos de Vulnicura.

Après le très impersonnel _puisque tourné vers l’atome et le cosmos_ et controversé Biophilia, Björk marque avec Vulnicura un virage important, signant par là même l’un de ses albums les plus textuels et personnels. Annoncé par Björk elle-même comme un album plus « traditionnel » que Biophilia (notamment au niveau de l’écriture musicale), Vulnicura cristallisait ainsi l’attente de certains fans refroidis par la démarche de plus en plus expérimentale de la chanteuse islandaise.

Pas certain pourtant que ce nouvel album fasse l’unanimité…

Björk, une Mater Dolorosa à picots.

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Au  niveau de l’artworking tout d’abord, Björk apparaît sur la pochette dans une position religieuse ambiguë évoquant immédiatement la Vierge-Marie dans les représentations qui en sont faites en Amérique du Sud notamment ainsi que le Sacré-Cœur de Jésus. Syncrétiste, gainée de cuir façon zentaï et le cœur saignant³, elle arbore en partie l’une des tenues imaginées par Maiko Takedade pour la tournée Biophilia. Ce faisant, la chanteuse semble insister plus que jamais sur ce moment très particulier de la rupture intervenue alors qu’elle était sur scène. C’est bien d’ailleurs la première fois qu’une pochette d’album de Björk fait référence à ce point à l’esthétique d’un travail précédent et ne développe pas une identité propre et inédite de A à Z, impression que l’on retrouve d’ailleurs dans le livret puisqu’on y reconnait une typographie qui n’est pas sans rappeler celle de l’album Volta4.

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Björk durant la tournée Biophilia

Petit bémol également sur le choix consistant à altérer le corps de la chanteuse à ce point sur le visuel : si l’on comprend bien la volonté qui est ici de représenter Björk dans une contrainte inconfortable et oppressante suggérée par la tenue en latex noire, on reste dubitatif quant à cette image discutable et étrange, celle donnée d’une femme de cinquante ans d’un mètre quatre-vingt-quinze à la taille de guêpe, au thigh gap notable et aux jambes interminables de jeune femme qui brouille incontestablement le message initial en s’éloignant de l’univers björkien.

La cicatrisation des plaies.

Comme précédemment souligné, Vulnicura est un album éminemment textuel. Il n’est d’ailleurs pas anodin si les titres qui le composent s’installent sur des durées assez longues dépassant pour la plupart les 6 minutes.

Björk s’y épanche. Elle en a besoin, car il s’agit un peu d’une purge. Mais ce faisant, elle tourne en rond autour de thématiques qui s’érodent une heure durant, diluées qu’elles sont sur des textes d’une qualité assez médiocre, il faut quand même bien l’avouer.

« Show me emotional respect, oh respect, oh respect
And I have emotional needs, oh needs, oh ooh
I wish to synchronize our feelings, our feelings, oh ooh », Stone Milker, Björk (Vulnicura, 2015).

Très brutes, les paroles de la chanteuse sont bien évidemment axées sur la relation de couple, l’abandon, le ressentiment, mais également et surtout l’éclatement de la cellule familiale.

« Family was always our sacred mutual mission
Which you abandoned», Black Lake, Björk (Vulnicura, 2015).

«Between the three of us
There is the mother and the child
Then there is the father and the child
But no man and a woman
No triangle of love», Family, Björk (Vulnicura, 2015).

Björk y évoque le quotidien de façon très simple et sans fioritures, renforçant ainsi cette idée d’une certaine économie de la poésie.

« I wake you up in the night
Feeling this is our last time together
Therefore sensing all the moments
We’ve been together
Being here at the same time
Every single touch we ever touch each other
Every single fuck we had together
Is in a wondrous time lapse
With us here here at this moment
The history of touches
Every single archive
Compressed into a second
All with us here as I wake you up », History of Touches, Björk, (Vulnicura, 2015).

En articulant ainsi son album autour des mots plus que du chant, l’artiste force l’auditeur à intégrer cette proposition qu’elle fait dans son sens le plus littéral, la musique n’étant au final qu’un prétexte. Dans Vulnicura, il n’y a en effet aucun « tube », ni thèmes notables pouvant être repris « sous la douche » (ce qu’étaient par exemple les titres faciles d’accès Crystalline, Cosmogony et Moon qui faisaient ainsi office de respirations dans le pourtant très ardu Biophilia). La volonté n’est pas là : Björk ouvre ici son cœur, livre ses émotions de la manière la plus simple qui soit. Cette démarche, si elle s’avère de prime abord déconcertante, n’en est pas moins des plus émouvantes. Nous ne débattrons pas dans cet article sur l’impudeur en musique, mais il reste indéniable que Björk se livre totalement dans cet album, sans fard ni effets superflus d’aucune sorte, dans une économie des plus impressionnantes.

Ce qui s’avère subséquemment magnifique.

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Les cordes sensibles.

D’un point de vue purement musical, Vulnicura souffle également le chaud et le froid. Si la première partie, d’une maîtrise absolue, se révèle monstrueusement émouvante, la seconde moitié quant à elle s’effondre franchement et ennuie.

Vulnicura est indéniablement un album de cordes, signant ainsi un retour significatif aux sources qui n’est pas sans rappeler le travail d’Homogenic ou bien encore de Vespertine. À ce titre le travail de Björk est toujours très efficace, même s’il s’avère parfois trop illustratif. On retrouve évidemment la patte vocale inimitable de la chanteuse (contrepoints, appogiatures, atonalités, consonnes roulées…) bien qu’ici la chanteuse ne soit jamais dans la démonstration ou la performance qu’on pouvait parfois lui reprocher.

Mais tout comme la pochette qui n’est pas sans rappeler d’anciennes sources d’inspiration, la musique développée par Björk tout au long de l’album se révèle elle aussi bourrée d’autoréférences parfois grossières, ce qui finit par décevoir. La chanteuse se montre en effet économe en matière de composition puisqu’elle préfère puiser dans le passé pour mieux construire ses chansons et faire entendre ses textes. Ainsi nous avons repéré en vrac :

  • Sur Stone Milker : une reprise des beats de All Is Full Of Love (Homogenic), des violons de Unison (Vespertine)
  • Sur Lion Song : une reprise de l’intro de Pleasure is All Mine (Medulla) dont le titre n’est au final qu’une constante répétition
  • Sur Atom Dance : une reprise de la construction des morceaux de Biophilia en pizzicato et le retour facile et quelque peu inutile d’Antony Hegarty utilisé en contrepoint comme dans Volta comme une ligne de violons
  • Quicksand : une reprise pure et simple d’Apologies de Spaces sur laquelle Björk s’est contentée de poser sa voix

Si le travail de production d’Arca et de The Haxan Cloak apporte une densité profitable à l’ensemble ainsi qu’une « fraîcheur » bienvenue sur certains morceaux (History of Touches et Not Get notamment), il ne suffit néanmoins pas à effacer cette impression de paresse musicale  et d’étirement artificielle des titres sur la seconde moitié de l’album.

On peut également reprocher à Vulnicura l’omniprésence paradoxale de la voix de Björk qui ne laisse que bien peu de place aux instruments, ces derniers étant relégués au simple rang d’accompagnement (aussi maîtrisés qu’ils soient). Il suffit de comparer les arrangements de Vulnicura à ceux des mythiques faces B que sont « Verandi » (1998) ou bien encore « So Broken » (1998) pour s’apercevoir de l’ascendance peu à peu concédée à « l’instrument » Björk au fil du temps au détriment des instruments et du dialogue que ces derniers établissaient auparavant avec la chanteuse.

Malgré tous ces défauts, quelques pépites subsistent dans le cœur coulant de Vulnicura : Stone Milker notamment, envoûtant au possible, ou bien encore l’efficace Lion Song. Black Lake est sans nul doute le bijou de Vulnicura et l’un des titres les plus émouvants de Björk à ce jour : un titre à chair de poule évident autant qu’assuré. Il n’y a parfois pas que le cœur de Björk qui s’ouvre.

Björk et Matthew Barney sur Drawing Restraint 9

Björk et Matthew Barney sur Drawing Restraint 9

Pour conclure, si Vulnicura déçoit par son économie maladive, son imprécision et le sentiment d’urgence qu’il distille tout du long, il impressionne étrangement dans la révélation d’une artiste très à la brèche comme jamais. Nous connaissions Björk dans une maîtrise quasi pathologique de tout, nous la découvrons ici blessée et fragile au possible. Installé dans un paradoxe étrange, l’album puise sa force de ses défauts, trahissant au passage le caractère unique de son interprète.

En deux mots émouvant et frustrant.

Vulnicura, One Little Indian (2015)

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(1) Pardon pour l’anglicisme

(2) Pardon pour l’aspect Voici / Closer de ce chapitre

(3) Ne serait-ce pas aussi une vulve ?

(4) Par les mêmes M/M (Paris)

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A propos de Alban Orsini

12 comments

  1. Zekick

    Personnellement, je dois avouer que je suis perplexe des derniers albums (surtout Biophilia et son énergie suraiguë entêtante) et qu’il me reste cette énorme nostalgie de la période Homogenic… peut-être est-ce le fantasme de l’oeuvre ancienne, comme une époque passée nous fait parfois rêver? En tout cas apprécier un album prend parfois du temps, comme j’ai mis du temps à aimer Vespertine (qui avec le recul est vraiment fou!).
    Ce dernier travail est, je pense, une vraie catharsis. Björk sort enfin ses démons après un long silence. Sa démarche, frontale, est très naturelle, profondément humaine. Je crois encore plus que l’art est un grand moyen de libération. En tout cas, comme vous le dites très bien dans votre billet, j’ai retrouvé Björk après un trop plein d’expérimentations, comment dire? Je suis heureuse =)

  2. Julien

    Quelle connerie ce clavier! Je voulais pas mettre des points d’interrogation mais un pouce levé pour le minou déchiré! Voilà c’est dit!

  3. nd

    3. moi je dis c’est une vulve, c’est indubitable.
    Donc il ne lui a pas seulement brisé le cœur, il lui a aussi déchiré le minou.
    Comme quoi il y a une deuxième lecture possible. « Every single fuck we had together », quand même.
    Méchant Matthew.
    Très bon article.

  4. Deshoulières

    Merci pour ce texte qui tient la route comme un poney islandais. Ce dernier a, comme on sait, développé un pas spécifique pour mieux parcourir le sol tourmenté de l’ile. A la fois semblable aux autres poneys et différent.

    Entendu Björk en concert à Paris, à Reykjavik et à Lyon. Ai la plupart de ses disques.

    Un faible pour « The Heart Preyer » composé par J. Tavener.

    Ai rendu mon propre hommage avec « Les Voix de la baleine » sous le pseudonyme de Sophie Khan. Une série de textes inspirés par un spectacle musical conçu par Janick Moisan en Islande en 2004 et dont je fus la dramaturge : « Hugstolinn. The Raven Rhapsody ».

    Bien à tous,

    V. D.

  5. Julien

    Très bon article et analyse! Complètement d’accord avec les références aux anciens albums et morceaux, c’est d’ailleurs étonnant que la plupart des articles sur cet album ne mentionnent rien à ce sujet. Seul petit bémol sur « la paresse » des paroles…comme Bjork l’a dit cet album est écrit à la manière d’un journal intime et du coup induit très écrits très « immatures » et spontanés de type « teenage » à propos desquels la chanteuse elle-même se sent embarassés (Black Lake). Merci en tous cas! 🙂

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